L’Amour brode (François DE CUREL)

Pièce en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Comédie-Française, le jeudi 12 octobre 1893.

 

Personnages

 

CHARLES MÉRAN

ONCLE RAPHAËL

GABRIELLE DE GUIMONT

EMMA

TANTE AGNÈS

 

 

ACTE I

 

À Paris, salon très élégant chez Gabrielle.

 

 

Scène première

 

AGNÈS, RAPHAËL

 

L’oncle et la tante, petit vieux et petite vieille grisonnants et proprets, sont ensemble au lever du rideau. Agnès fait de la tapisserie à côté d’une table, Raphaël est assis devant la cheminée, les pieds sur les chenets.

AGNÈS.

Dis donc, bijou, je suis très inquiète.

RAPHAËL.

Inquiète, chérie ?

AGNÈS.

De Gabrielle... Je la connais voilà qu’elle s’exalte encore.

RAPHAËL.

Pourquoi ?

AGNÈS.

Mystère !... Je ne sais quel démon la mène, mais elle est menée et mal menée.

RAPHAËL.

Bah ! tu t’imagines...

AGNÈS.

Il est vrai, je m’alarme facilement... je flaire des énormités... Dans ma famille, nous avons la tête si chaude !

RAPHAËL.

Vois pourtant, petite chatte, le bon ménage que nous sommes.

AGNÈS.

Chez nous, pas de milieu : une incomparable fidélité, ou bien...

RAPHAËL.

La fantaisie témoin, ta cousine Emma.

AGNÈS.

Justement, Emma, j’allais la citer... Elle a maintenant passé la quarantaine : charmante personne, reçue partout, grande amie de Gabrielle. Tout de même, il y a quelque dix ans, le bruit a couru qu’elle voyageait en Italie avec un capitaine de hussards... dont j’aurais été curieuse de savoir le nom... Pas moyen !... C’est étrange, on accuse parfois les gens avec une légèreté, même quand il n’y a rien !...

RAPHAËL.

Surtout quand il n’y a rien...

AGNÈS.

Alors, ce voyage d’Emma, tu y crois... Oh ! cela ne m’étonne pas de sa part !... Et je tremble qu’un beau matin Gabrielle ne nous sorte un tour du même sac.

RAPHAËL.

Allons donc !... Notre nièce est plutôt trop raisonnable que pas assez. À dix-huit ans, lorsqu’elle a épousé un homme plus que mûr, elle répondait aux objections : « Non, pas de jeunes gens !... Ils m’horripilent avec leurs déclarations bonnes pour toutes les jeunes filles, en changeant la couleur des yeux et des cheveux... À voir ma tante si heureuse, je ne rêve plus qu’affections calmes. » – Quand son mari est mort, elle a exigé que nous quittions nos vieilles habitudes, pour transporter nos pénates dans sa maison. Tu te rappelles ses instances : « Vous n’allez pas laisser une petite veuve seule comme un vieil ermite ; j’en aurais la sagesse, mais, qui voudrait y croire ? »

AGNÈS.

Oh ! les beaux discours ne lui coûtent guère, mais, à chaque occasion d’être extravagante, on peut compter sur elle.

RAPHAËL.

C’est une nature artiste... Acceptons-la sans tr op regarder à ses originalités.

AGNÈS.

Cher trésor !... Je crois bien que je l’accepte, trop heureuse de l’avoir !... Si elle pouvait tout de même. être un peu moins écervelée...

RAPHAËL.

Tâchons de nous y faire, de bien pénétrer cette fantasque caboche...

AGNÈS.

L’aimer, tant qu’on voudra... La pénétrer, hélas ! Raphaël, j’y renonce... Pourquoi faut-il que le bon Dieu laisse ainsi dans un brouillard nos affections les plus proches ?

RAPHAËL.

Agnès, ne sois pas injuste envers la Providence... Gabrielle n’est pas notre fille, elle apporte entre nous quelque chose d’étranger... Voyez-vous, ma femme, la voix du sang n’est pas une pure invention... Lorsqu’après la mort de votre pauvre sœur, nous recueillions notre chérie, c’était vous changer en poule couveuse d’un canard.

AGNÈS, fondant en larmes.

Raphaël !... Oh ! que c’est mal !... Depuis trente deux ans que nous sommes mariés, jamais tu ne m’avais rien dit d’aussi dur !

Ses sanglots redoublent.

Ne le sais-je pas ? nous sommes de vieux époux sans enfants, avais-tu besoin de le rappeler ?... J’arrive si bien à me figurer que Gabrielle est à nous !

RAPHAËL la prend dans ses bras et la caresse.

Oh ! Agnès !... Comment peux-tu attacher de l’importance à un mot de ton stupide mari !... Oui, oui, Gabrielle est à nous, complètement à nous !...

AGNÈS, souriant à travers ses larmes.

Quel dommage, monsieur, que vous n’ayez pas épousé la mère Gigogne !

Raphaël éclate de rire et l’embrasse avec un enthousiasme qui signifie : Non, elle a trop d’esprit ! Emma entre et contemple pendant un instant cette tendresse conjugale.

 

 

Scène II

 

RAPHAËL, AGNÈS, EMMA

 

Emma, femme de quarante-deux ans qui garde de beaux restes : Toilette de visites élégante.

EMMA, que les époux surpris aperçoivent.

Voilà des spectacles qui réconfortent !

RAPHAËL.

Bonjour, cousine Emma...

L’oncle et la tante l’entourent, lui font une réception cordiale.

Mais ce n’est pas rare du tout que j’embrasse ma femme... À ce compte-là, nous vous réconfortons souvent.

EMMA.

C’est une bonne œuvre de remonter le moral d’une vieille fille... Nous avons une tendance à voir l’humanité en laid... pour la punir de ne nous avoir pas trouvées suffisamment jolies.

RAPHAËL.

Ce n’est guère le reproche que vous pouvez lui faire... ai-je entendu dire.

EMMA.

Aux mauvaises langues !... Et quoi de neuf ?

AGNÈS.

Nous avons un ancien ami qui vient de se couvrir de gloire... Le colonel Saillard... le beau Saillard, comme on l’appelait... Les journaux ne chantent que ses hauts faits.

RAPHAËL.

Il paraît que son expédition sur le Niger, c’est plus fort que la « Retraite des Dix Mille. »

AGNÈS.

Vous rappelez-vous le temps où il n’était que capitaine ? Nous passions alors tout l’été à la campagne. Mon Dieu ! en a-t-il fait des lieues, au galop, entre Château-Fleuri et sa garnison !

RAPHAËL.

Si elle se le rappelle !... Il ne quittait plus Château-Fleuri dès qu’Emma y venait à demeure.

AGNÈS.

Avouez qu’il vous faisait un peu la cour ?

EMMA, souriant.

Rien qu’un peu ?

RAPHAËL.

Eh ! eh !... Si on ne l’avait pas chargé d’une mission en Italie, je crois que nous aurions en ce mo ment un cousin célèbre. Mais, quand il est revenu de voyage, le régiment avait changé de garnison.

EMMA.

À quoi tiennent les parentés !

AGNÈS.

Tous nos amis ne tournent pas si bien. Quelle consternation en apprenant l’histoire du pauvre jeune Méran !

EMMA, vivement.

Que lui est-il arrivé ?... Il y a des siècles qu’on ne le voit plus !

RAPHAËL.

Savez-vous pourquoi ?... Il faisait la fête, oh ! mais là, ce qui s’appelle la fête. En deux ans, il a mangé une fortune respectable et s’est trouvé réduit à la misère noire, logé dans un galetas, sans vêtements et sans pain. Il y a quelques jours, des voisins, passant devant chez lui, ont entendu des gémissements. La porte était fermée à clef, on l’a enfoncée. Il râlait...

AGNÈS.

Tu oublies d’ajouter qu’une odeur suffocante prenait à la gorge.

RAPHAËL.

Bref, il s’était suicidé avec un réchaud à charbon, allumé au milieu de la chambre.

EMMA.

Il est mort ?

RAPHAËL.

Non, par bonheur, on est entré à temps.

EMMA.

Qui vous a donné ces détails ?

AGNÈS.

Le Figaro d’il y a trois jours... Vous ne lisez donc pas les faits divers ?

EMMA.

Je les dévore... Quand il y a un noyé ou un pendu, je savoure son histoire, mais je ne prends pas garde à son nom. C’est une faute, il faut savoir où passent les personnes de connaissance.

RAPHAËL.

Eh bien, vous supportez gaiement l’infortune de vos amis !

EMMA.

Il y a mieux à faire qu’à se lamenter. Avez-vous son adresse ? Si on l’abandonne, il va recommencer.

RAPHAËL.

Pour le moment, il est hors de danger.

AGNÈS.

Nous lui avons envoyé une petite somme.

EMMA.

Cela me surprend qu’il ait accepté. Il m’avait l’air d’un orgueilleux de la plus belle eau.

AGNÈS.

Raphaël a manœuvré très adroitement... Il a expédié l’argent par la poste avec ce simple avis : Restitution anonyme. Pauvre enfant, on a tant dû le gruger, qu’il ne s’est pas méfié !

EMMA, à Raphaël.

C’est gentil ce que vous avez fait là !

RAPHAËL, modeste.

L’idée n’est pas de nous.

EMMA.

De Gabrielle ?

AGNÈS.

Justement... Quand elle veut s’en donner la peine, il lui vient des inspirations si délicates !

EMMA.

Oh ! Elle n’est pas sotte.

AGNÈS.

Ne remarquez-vous rien chez Gabrielle depuis quelque temps ?

EMMA.

Qu’elle devient furieusement jolie. Le veuvage lui réussit.

RAPHAËL, à Agnès.

Vois-tu, là ! qu’il n’y a rien !

AGNÈS, à Emma.

Je parle de son moral.

EMMA.

Sous ce rapport, vous en savez plus long que moi. Il y a une grande semaine que je la cherche et qu’elle me fuit.

AGNÈS, à Raphaël.

Vois-tu, là, elle se cache !... Est-ce bon signe ?

RAPHAËL.

En effet, ça n’est pas clair !

EMMA.

N’est-elle pas comme toujours ?...

AGNÈS.

Elle est distraite, répond à peine, ne lit plus, n’est pas capable, pendant la journée, de rester un quart d’heure au piano, et se lève la nuit, pour jouer d’un trait des partitions complètes. Son caractère n’est jamais bien facile, mais on ne l’avait pas encore vu si quinteux. Enfin, je m’aperçois souvent qu’elle a les yeux rouges... Elle présentait absolument les mêmes symptômes, quand un beau matin a éclaté sa résolution d’épouser M. de Guimont.

EMMA, avec une indignation comique.

Ah ! elle ne va pas consacrer sa vie à éteindre des vieux ! C’est bon pour une fois !... Et encore, qu’avait-elle besoin, riche, jolie, de bonne famille, d’enlever cet amoureux de soixante-dix ans aux pauvres filles de mon espèce.

AGNÈS.

Quand elle se loge une folie dans la tête, il ne reste qu’à invoquer Dieu... Aussi, je ne dors plus.

EMMA.

Une chose qui doit vous rassurer, c’est qu’elle a de la chance il y a des vieillards qui résistent longtemps et ne laissent rien ; M. de Guimont n’a duré que deux ans et a laissé toute sa fortune à sa femme. Des folies pareilles, que n’ai-je eu l’occasion d’en commettre quelques-unes, aux environs de ma vingtième année.

RAPHAËL.

Vous vous calomniez !

 

 

Scène III

 

RAPHAËL, AGNÈS, EMMA, GABRIELLE

 

Gabrielle, très jolie, mise avec élégance, excentricité et bon goût. En apercevant Emma, elle pousse un cri de joie et s’empresse, très démonstrative.

GABRIELLE, à Emma.

Quel bonheur de te voir !... J’allais t’écrire... C’est long, huit jours !

EMMA.

Il ne tenait qu’à toi...

GABRIELLE.

Oui, oui... À présent, nous serons inséparables.

EMMMA.

Grande intimité jusqu’à nouvel ordre !

GABRIELLE.

Tu n’as jamais de caprices, toi, poseuse ?

EMMA.

Si, mais il faut voir l’accueil que tu leur fais.

GABRIELLE.

Sois indulgente, patiente personne.

AGNÈS, à Raphaël.

Laissons les deux cousines discuter leurs petits mérites.

GABRIELLE.

C’est cela, et puis, je voudrais le salon pour moi toute seule jusqu’à ce soir... J’attends quelqu’un.

RAPHAËL.

Qui donc, chérie ?

GABRIELLE.

Oncle angélique, tante admirable, ne m’interrogez pas, vous le saurez tôt ou tard. Ainsi, c’est entendu ?...

RAPHAËL, piqué.

Oui, ma petite... Nous sommes tes hôtes, tu peux nous parquer où bon te semble...

GABRIELLE.

Vous êtes un couple biblique... Si on vous parquait, ce serait dans un sanctuaire, où les jeunes époux viendraient vous vénérer.

AGNÈS.

Elle commence à divaguer, nous nous sauvons... Emma, vous nous direz adieu avant de partir ?

EMMA.

Certainement.

RAPHAËL, à Emma.

Et faites-lui la leçon !...

EMMA.

Autant que mon hypocrisie le permettra.

Les deux vieux sortent.

 

 

Scène IV

 

GABRIELLE, EMMA

 

EMMA.

La leçon ? Pas si bête ! Mais on va te démasquer. Je sais pourquoi, cette semaine, tu m’évitais comme la peste, et ne daignais pas répondre à mes lettres. Tu méditais une sottise... C’était si amusant de me la dire, que tu n’aurais pas résisté à cinq minutes de tête à tête, mais je me serais récriée sur l’énormité de l’imprudence, et tu n’en voulais voir que le bon côté !... Aujourd’hui, la sottise est faite, et tu peux la raconter sans courir le risque d’un sermon, hein ?

GABRIELLE.

Va toujours !

EMMA.

Je sais qui tu attends tout à l’heure.

GABRIELLE.

Oh ! par exemple !

EMMA.

Ton excellent oncle vient de te trahir bien innocemment... Tu attends un jeune homme très malheureux, qui a essayé de se suicider dernièrement.

GABRIELLE.

Comment l’oncle a-t-il pu ?

EMMA.

Rassure-toi ; il n’a pas le moindre soupçon... Sa femme et lui sont de saintes âmes par trop faciles à mettre dedans. Le ciel bleu n’est pas assez haut pour leurs envolées, et pendant qu’ils planent, tu as beau jeu ici-bas. Moi qui habite des régions moins éthérées, j’y regarde de plus près. Quand une toquée de ton espèce imagine de savantes combinaisons pour secourir, sans l’humilier, un misérable assez séduisant, mon opinion est faite.

GABRIELLE.

Je me rappelle t’avoir confié, étant jeune fille, que Charles Méran ne m’était pas antipathique. Voilà qui rend ta clairvoyance moins miraculeuse.

EMMA.

Ainsi, tu avoues...

GABRIELLE.

Promets que tu t’en iras dès qu’il viendra et je me confesse.

EMMA.

Compte sur mon tact.

GABRIELLE.

T’es-tu jamais doutée des raisons qui m’ont fait épouser M. de Guimont ?

EMMA.

J’entrevois bien pourquoi je l’aurais épousé, moi. Toi, cela m’a paru moins limpide.

GABRIELLE.

Je l’ai pris par dépit, parce que je croyais aimer un homme qui ne se souciait pas de moi.

EMMA.

Charles Méran ?... Je croyais l’aimer est joli.

GABRIELLE.

C’est exact !... Évidemment, je le distinguais des autres... Sa personne m’était assez indifférente, mais son regard !... Jamais nos yeux ne se sont rencontrés sans que je ne me sois sentie conquise !... Je voyais au fond des siens comme une détresse, un besoin d’affection, une prière d’accourir à son aide... Pourtant, il passait pour vivre joyeusement ; rien de ce qu’on en disait n’inspirait la pitié... N’importe, mon cœur le prenait sous sa protection.

EMMA.

Je croyais l’aimer devient exquis.

GABRIELLE.

Pas si vite ! Pendant un bal, je lui ai fait comprendre, avec une fougue toute juvénile, que s’il me voulait pour femme, il ne tenait qu’à lui... Nous dansions... j’étais serrée contre sa poitrine, et tout en murmurant mon aveu, je guettais ce regard qui m’émouvait tant... Hélas !... à mesure que je parlais, les yeux si remplis de détresse, les yeux qui mendiaient le dévouement d’une âme, les yeux qui m’ensorcelaient, n’exprimaient plus que la surprise et l’ennui.

EMMA.

On n’arrive pas où j’en suis sans savoir comment un regard se fige... Enfin, c’est parce que ton danseur a modifié mal à propos le sien, que tu as épousé M. de Guimont ?...

GABRIELLE.

Uniquement !... M. de Guimont était l’ami de mon oncle, nous l’avions pendant des mois à la campagne... Il me traitait comme une personne importante, ce qui flattait ma vanité de pensionnaire... Ses attentions, son amabilité, en faisaient ce qu’au couvent nous appelions un vieillard libidineux !... Oh ! il ne fallait pas grand’chose, pour être flétri de ce nom... Il suffisait d’avoir des cheveux blancs et de sourire à notre vue.

EMMA, riant.

Vieillard libidineux, lui, pauvre bonhomme si correct.

GABRIELLE, très digne.

La décence même !...

Un temps.

Il a demandé ma main, j’ai répondu oui, comme j’aurais dit bonjour.

EMMA.

Et le dédaigneux Méran ?

GABRIELLE.

A eu un gros chagrin.

EMMA.

Tu étais à peine mariée qu’il t’informait de ce gros chagrin ?

GABRIELLE.

Sans retard.

EMMA.

Tu l’as cru ?

GABRIELLE.

Je le crois encore.

EMMA.

Pourquoi faisait-il la sourde oreille quand tu étais libre ?

GABRIELLE.

Il m’aimait. Dans son enthousiasme, il se représentait une fière créature qui l’intimidait fort. Juge de son désenchantement, lorsque l’inaccessible déesse lui est apparue bonne fille et engageante. D’abord, il m’en a beaucoup voulu d’être si profondément inférieure à son rêve.

EMMA.

Qui te l’a dit ?

GABRIELLE.

Lui, lorsque nous sommes devenus plus intimes.

EMMA.

Il s’est donc résigné à fréquenter la déesse au pied de son nuage ?

GABRIELLE.

Très rapidement... J’avais pris un vieux mari pour faire enrager un jeune homme... le jeune homme s’est défendu...

EMMA.

En attaquant ?

GABRIELLE.

Comme de juste... Lui ayant dévoilé une très aimable faiblesse avant mon mariage, j’étais bien exposée après... Que faire ?

EMMA.

Succomber !... Ô Gabrielle !...

GABRIELLE.

Tu parles toujours trop vite... Oui, j’écoutais mon amoureux avec complaisance... oui, je me suis laissée fléchir...

EMMA.

Eh bien, alors ?

GABRIELLE.

Consentir n’est pas permettre... J’ai fini par aller chez lui, il m’a tenue dans ses bras ; ma défaite semblait inévitable... Ma foi, non !... Ce qui me ravissait en lui, c’était une délicatesse extrême. Il ne parlait que d’amour pur, de tendresse fraternelle... Les anges doivent se conter fleurette dans les termes dont il me régalait... Mais voilà qu’à peine le seuil de sa porte franchi, je suis empoignée par une espèce de brigand, aux yeux de braise, à la voix rauque, aux mains effrontées... Moi, de me dépêtrer comme j’ai pu, comprenant que je l’aimais beaucoup moins que je ne pensais... J’ai glissé entre ses doigts, et cours encore.

EMMA.

Tu n’as pas eu de regrets ?

GABRIELLE.

Modérés... Il m’avait dit des mots très doux, j’avais répondu de charmantes phrases : ce duo me grisait. Dans ma candeur, je prenais l’ivresse pour l’amour.

EMMA.

Tu es allée chez lui avant d’être assez grise.

GABRIELLE.

Admettons.

EMMA.

C’est tout ?

GABRIELLE.

Absolument... Je ne l’ai plus revu... Il m’a écrit...

EMMA.

Gentiment ?

GABRIELLE.

Des horreurs !... Vous êtes une coquette froide... sans âme...

EMMA.

Et cætera... Tu as répondu ?

GABRIELLE.

Pas une ligne... Dame, il m’avait blessée !... On ne traite pas une femme de sans-cœur pour une hésitation.

EMMA.

Surtout quand on lui reproche de n’être pas une déesse inaccessible.

GABRIELLE.

J’ai bientôt appris qu’il se consolait avec toutes sortes de femmes, lui qui prétendait que toutes lui faisaient horreur depuis qu’il me connaissait. Se consolait-il réellement, ou cherchait-il à s’étourdir ?... J’aurais peut-être dû me le demander... Mais, franchement, je n’étais pas trop d’humeur à lui fournir des excuses... Ensuite, la mort de mon mari, le deuil, les préoccupations...Je l’avais un peu oublié, lorsque sa triste histoire a paru dans les journaux. Naturellement, ma rancune est tombée devant le malheur... J’ai déchaîné la charité anonyme de l’oncle Raphaël ; c’était parer au plus pressé... Puis, j’ai écrit au pauvre garçon de venir me voir ; cela pour l’avenir... Sincèrement, ton opinion sur lui ?

EMMA.

Au physique, excellente... Quant au reste, ma petite Gabrielle, je trouve ta question singulière. Tu l’estimais assez pour lui faire don de ta personne ; mon opinion doit être d’un poids bien faible dans la balance.

GABRIELLE.

Au contraire, figure-toi... J’ai été entraînée, j’ai éprouvé un emballement ; ce sont ses yeux, ses maudits yeux qui en sont cause... Au fond, je le connais fort peu... C’est vrai, cela : on se monte la tête pour un homme ; on met son honneur à sa merci ; on en rêve pendant des jours, des mois, des années ; et si, par hasard, on se demande : « Vaut-il seulement la peine de m’occuper pendant une minute ?... » on est bien embarrassé pour répondre, car on ne l’a jamais étudié que... dans un vertige.

EMMA.

Ton incertitude me touche... Il n’est pas impossible de la faire cesser.

GABRIELLE.

Oh ! je t’en prie !...

EMMA.

J’ai parlé à M. Méran peut-être dix fois dans ma vie ; mais j’ai eu affaire à lui dans une circonstance tellement grave, que, du coup, mon opinion a été fixée.

GABRIELLE.

Vite, est-elle bonne ?

EMMA.

Il s’est conduit avec une discrétion et une bravoure admirables.

GABRIELLE.

Oh ! que je suis contente de t’entendre !... J’ai presque honte de l’avouer ; j’avais des préventions contre lui depuis qu’il a été si prompt à démentir par ses actes le désintéressement de ses discours... Je craignais que le plus clair de sa valeur ne fût en façade. Dépêche-toi de m’édifier. Que sais-tu ?

EMMA.

C’est que, pour glorifier M. Méran, il faudra dire du mal de moi.

GABRIELLE.

Sois tranquille ; si l’aventure est glorieuse pour lui, je n’entendrai pas le reste.

EMMA.

C’est un peu sur quoi je compte !... D’ailleurs, tu viens de me confier tes secrets... Voici ce qui est arrivé Il y a une dizaine d’années...

GABRIELLE.

Tu avais trente ans ?...

EMMA.

J’avais l’âge où l’on dit d’une fille à marier : Elle est tout à fait à point... Cela signifie trop vieille pour être épousée, mais très désirable encore.

GABRIELLE.

Fruit trop mûr pour le fruitier, qu’on croque sous l’arbre avec délices.

EMMA.

Tu y es.

GABRIELLE, avec commisération.

Ah ! ma pauvre Emma !... Tu t’es laissée croquer sous l’arbre !... Par qui ?

EMMA.

Un capitaine qu’on voyait souvent à la campagne chez ton oncle. Il a eu de l’avancement le colonel Saillard. 

GABRIELLE.

Mes compliments !... Son expédition sur le Niger...

EMMA.

Plus fort que la retraite des Dix Mille... Merci !... Sa première expédition a été contre moi très brillante aussi. Je t’épargne les détails, pour arriver à ce qui t’intéresse. Après sept à huit mois de grandes ardeurs, mon capitaine s’était montré plus tiède. N’étant pas refroidie à proportion, je ne savais qu’imaginer pour le ramener à ma température. J’ai fini par employer l’éternel moyen piquer sa jalousie. Cela n’était pas difficile. À défaut d’amour, il avait beaucoup d’amour-propre, était colère comme un dindon, très fort à l’épée...

GABRIELLE.

Charmant homme !

EMMA.

Celui que nous aimons toutes... Je rencontrais par fois à cette époque un échappé de collège, gentil au possible, Charles Méran... Il ne s’occupait pas de moi. Grand Dieu, non !... Il n’y songeait guère... lorsqu’un beau matin, il voit débarquer chez lui deux témoins du capitaine, auquel j’avais eu l’aplomb de raconter une fable dans laquelle le petit Méran se conduisait envers moi d’une façon assez entreprenante... Je voulais inquiéter mon officier, sans prévoir le moins de monde qu’il partirait en guerre.

GABRIELLE.

Et Charles ?

EMMA.

Il écoute les témoins sans broncher... N’essaye pas de dire que je suis une vilaine... blagueuse... admet tout, se bat comme un lion... attrape un coup d’épée qui le cloue au lit pour six semaines... Il y était encore que le capitaine ne me connaissait déjà plus.

GABRIELLE.

Il ne t’en a pas voulu ?

EMMA.

Méran ?... Oh ! ma chère !... Il trouvait son action. toute simple. Prenant la femme au sérieux comme Chérubin... n’ayant pas l’air de me croire son obligée... La gentillesse et la discrétion mêmes !

GABRIELLE.

La discrétion ?

EMMA.

Sous tous les rapports.

GABRIELLE.

Tous ? Réellement ?

EMMA.

Oui, car il n’ignorait pas combien ma reconnaissance était vive... Vois-tu, Gabrielle, l’homme qui nous respecte ne nous devient jamais indifférent. Quelque fois on le déteste, le plus souvent on lui est acquise... C’est ce qui arrive pour Méran, il peut compter sur moi en toute circonstance, et il n’en doute pas.

GABRIELLE.

Autre preuve de sa délicatesse, c’est qu’au dernier degré de la misère, nous sachant, toi et moi, prêtes à la pitié, il ait préféré se tuer.

EMMA.

Y penses-tu !... Accepter l’aide matérielle d’une femme !

GABRIELLE.

Face à face avec la mort, il y en a tant qui faibliraient. Moi, je l’admire.

EMMA.

Prends garde !... Tu es certaine qu’il viendra ce soir ?

GABRIELLE.

À cinq heures.

Montrant la pendule.

Il devrait être ici.

EMMA.

Quelle est ton intention en lui donnant un rendez-vous ?

GABRIELLE.

Mon intention ?

EMMA.

Sans doute... Quand on appelle quelqu’un, c’est qu’on a quelque chose à lui dire.

GABRIELLE.

Si tu crois que j’ai préparé mon discours !... Pour sûr, j’ai mille choses à lui dire.

EMMA, ironique.

Tu n’y réfléchiras qu’après !

On entend sonner un timbre.

GABRIELLE.

C’est lui ! J’ai défendu qu’on laisse entrer personne d’autre... Emma, je suis tout de même émue.

EMMA.

On le serait à moins... Ma chère, tu joues une grosse partie !... Tu as trompé feu ton mari pour lui ! Si, si, tu l’as trompé, ne chicanons pas sur l’épaisseur d’un fil... et tu choisis le moment où il n’a plus qu’à se jeter à l’eau pour le prier de venir. Mais, s’il a pour deux sous de savoir-faire, il va fondre sur toi comme la faim sur le pauvre monde ! Le voici !... je me sauve !

GABRIELLE.

Attends-moi chez ma tante.

EMMA.

Crois-tu que je veuille partir sans connaître ce qui adviendra ?... Tous mes vœux sont pour lui !...

Elle sort.

 

 

Scène V

 

GABRIELLE, CHARLES

 

Gabrielle, debout au milieu du salon, attend Charles qui ne tarde pas à paraître. C’est un homme de vingt-huit à trente ans, de jolie tournure, sans être un bellâtre. Convenablement mis. Gabrielle lui serre la main.

GABRIELLE.

Merci d’être venu...

CHARLES.

Je suis ici presque malgré moi... En bas, j’hésitais encore à entrer.

GABRIELLE.

Je ne comprends plus. Ma lettre vous appelait au nom de nos anciens souvenirs. J’y réclamais le droit d’être l’amie à laquelle on confie ses peines... Votre réponse indiquait une joie profonde... J’y ai lu le mot reconnaissance ; c’est le seul dont je veuille vous gronder, car il ne peut être question de cela entre nous.

CHARLES.

Ma réponse, j’en suis honteux ! Je l’ai écrite sur un lit d’hôpital, dans une atmosphère de découragement, de douleur et de mort. Aussi ne me jugez pas trop mal si mon premier mouvement a été d’accueillir votre compassion avec un tendre ravissement. Une âme rendue comme par miracle au corps qu’elle avait déserté, ne reprend pas tout de suite son langage de la veille. Il faut un certain temps pour rentrer en soi-même. Pendant les heures qui ont accompagné mon suicide, j’ai réellement cessé d’appartenir au monde. Lui qui nous tyrannise, j’ai compris le peu qu’il est. Le point d’honneur avait disparu de mon âme, l’admiration, le mépris ne pouvaient m’atteindre. L’agonie me montrait des lueurs d’aurore ; à cette lumière nouvelle, l’existence prenait un caractère imprévu. Votre obligeante affection paraissait toute simple.

GABRIELLE, avec exaltation.

Vous aviez conquis l’indépendance.

CHARLES, souriant.

Ou perdu la tête.

GABRIELLE.

C’est faux ! Pas un instant, j’en suis certaine, vous n’avez cessé d’entendre votre conscience. Sa voix vous conseillait quand les jugements du monde ne. s’élevaient plus jusqu’à vous. N’écoutez qu’elle seule. Elle disait qu’on peut tout accepter d’un cœur ami. Ah ! qu’elle avait raison !

CHARLES.

Elle dit, à présent, que les préjugés ont leur valeur... C’est facile d’en montrer le ridicule, mais impossible de s’en passer sans découvrir qu’on est lâche. Oui, pendant quelques heures j’ai été lâche... N’insistez pas !

GABRIELLE.

Pourquoi chercher midi à quatorze heures ? Songez donc à ma lettre... N’avez-vous pas senti tout ce que j’y mettais de cœur ?

CHARLES.

J’en ai été bouleversé au point d’accourir contre ma volonté.

GABRIELLE.

Eh bien, laissez-vous diriger par moi... Oui, diriger... On verra si ma tête de linotte n’est bonne à rien.

CHARLES.

Ne rendez pas mon devoir plus pénible...

GABRIELLE.

Votre devoir !... À merveille !... Mais, n’oublions pas le mien. J’ai des obligations envers vous. C’est ma coquetterie qui vous a poussé vers l’abîme.

Charles fait un signe de dénégation.

Vous dites non ? Vous étiez d’un autre avis le lendemain de cette mauvaise heure que j’ai consenti à passer avec vous. Coquette, froide, sans cœur, sans âme !... Comme vous y alliez !... Je ne mérite pas tous ces noms-là, mais il y en a un, celui d’imprudente, que je retiens. Il me donne le droit de veiller sur vous. C’est mon imprudence qui m’a jetée trop tôt dans vos bras. C’est elle qui n’a pas su vous modérer sans vous désespérer... Car il n’y avait pas lieu de désespérer... Si j’ai consenti à la légère, vous vous êtes arrêté comme un aveugle à deux pas du but... Mais ce petit coup de griffe qu’on vous donne en passant, ne diminue pas mes torts. J’ai une responsabilité dans votre désastre, ne me faites pas le chagrin de le supporter seul.

CHARLES.

Croyez-moi, si je me laissais convaincre, il ne vous faudrait pas longtemps pour me mépriser.

GABRIELLE.

Ah ! vous me connaissez mal ! Autrefois, c’est en croyant lire dans vos yeux une détresse, un besoin d’être consolé et plaint, que mon cœur allait vers vous. Je savais bien alors que vous n’étiez pas dans la peine, mais l’expression touchante du regard suffisait à m’émouvoir. À présent, votre angoisse est certaine. Vos yeux qui me conjurent de me taire, j’y vois une douleur réelle. Comment voulez-vous que je ne retrouve pas les anciennes émotions, encore plus vives ?... Non, je ne vous mépriserais pas. Allez, mon ami, n’ayez pas de respect humain. Je dis la vérité... L’influence mystérieuse que vous aviez sur moi, renaît tout entière... Ne perdons pas cette chance d’être heureux... Il est arrivé qu’une fois, dans un accès d’enthousiasme, j’ai devancé mon cœur... Vous m’avez appelée coquette, je n’étais qu’emballée... Lorsqu’un cheval emporté se maîtrise, il est tout frémissant, prêt à la révolte. On le calme par la douceur. Vous m’avez rudoyée, je ne demandais qu’à être rassurée. Si, de moi-même, je reprenais le chemin sur lequel j’ai autrefois galopé trop vite, n’auriez-vous pas la patience de m’attendre ?

CHARLES.

Pourquoi faut-il que nous nous comprenions si tard !

GABRIELLE.

Lorsque deux âmes se cherchent et se retrouvent, comment peut-il être trop tard ?

CHARLES.

Nos points de vue sont différents... Je raisonne en homme... Vous êtes femme...

GABRIELLE, souriant.

Singulier motif pour m’éloigner de vous !... L’un est pauvre, l’autre est riche, voilà l’obstacle... Mais notre affection ne date pas d’hier... Vous étiez plus riche que moi quand je consentais à ce que nous fussions si bons amis. Tenez, ce dialogue sur l’argent m’écorche la bouche !... Tout cela paraît si mesquin ! Votre orgueil aussi !... Je sais, dans votre existence, tel épisode qui dénote un plus grand caractère.

CHARLES.

Lequel ?

GABRIELLE.

Demandez à ma cousine Emma.

CHARLES.

Elle en est encore à cette vieille histoire !... Ah ! s’il ne s’agissait, pour vous conquérir, que d’attraper un nouveau coup d’épée...

GABRIELLE.

Et vous reculez devant un préjugé absurde !... Au fond, vous ne m’aimez pas !

CHARLES.

Vraiment !... Se désintéresser de la vie parce qu’on a eu le malheur de fâcher une capricieuse enfant, ce n’est pas aimer ?... Chercher l’oubli dans l’anéantissement de soi-même et fuir une trop douce vision jusque dans la tombe, ce n’est pas aimer ?... Ah ! oui, j’ai subi votre charme !... Certes, vous n’êtes pas responsable ! J’étais d’âge à veiller sur mon cœur et à ne pas l’engager avant de prévoir où le conduirait sa folie. Mais il suffit que cette folie se soit exaspérée jusqu’à devenir mortelle, pour que j’aie le droit de sourire tristement lorsque vous m’accusez de ne pas aimer.

GABRIELLE.

Vous savez bien et depuis longtemps que je crois en vous... Après avoir été aimant jusqu’à la mort, soyez-le donc jusqu’au bonheur !

CHARLES.

Non, je vous en prie, abrégez mon supplice... Au milieu de jours bien sombres, je n’ai pas eu la force de repousser une heure plus douce... N’y mêlez pas une tentation douloureuse... Une seule chose pourrait nous réunir et il y aurait de l’égoïsme à la souhaiter.

GABRIELLE.

Ce serait ?...

CHARLES.

Que vous demandiez un sacrifice au moins égal à celui qu’on fait en m’épousant. Ah ! si je pouvais vous mériter par un dévouement inouï ; je vous ferais. mienne au prix de ma liberté, de ma réputation, de mon sang. Je ne puis rien pour vous... Adieu !

GABRIELLE.

Il est en votre pouvoir de me laisser une mortelle inquiétude.

CHARLES.

Qui n’est rien auprès de mon chagrin !... Pensez à ce que cet adieu me coûte !... Pourtant, je le répète, je ne vous verrai plus. Il y a des épreuves auxquelles on ne s’expose pas deux fois... Adieu, Gabrielle !

Il sort avec précipitation.

 

 

Scène VI

 

GABRIELLE, EMMA

 

GABRIELLE, seule.

Ne plus le voir !... Ah ! je l’en défie bien ! Je ne vois plus que lui au monde !... Mon Dieu, ai-je été sotte !... Quel heureux petit ménage nous ferions depuis longtemps !... Mais, ce jour-là, l’imagination de Madame n’était pas surchauffée au degré voulu.

EMMA, vivement, très curieuse.

J’accours...

GABRIELLE.

Tu sais ?...

EMMA.

En bavardant avec tante Agnès, j’avais l’œil sur la fenêtre ; j’ai vu Charles traverser la cour et s’en aller, fier comme Artaban.

GABRIELLE.

Il en a le droit. C’est un grand cœur !... Il y a longtemps que je l’aime !... À présent, je n’ai plus aucun motif pour me le cacher à moi-même. Ah ! que je suis fière et en même temps désolée...

EMMA.

Fière, cela va de soi ! Désolée ?

GABRIELLE.

Dès ses premières paroles, j’ai compris quel homme c’était...

EMMA.

Et tu t’es jetée à sa tête...

GABRIELLE.

Ce n’était pas le cas de faire la réservée !... Si tu l’avais entendu...

EMMA.

Je l’entends d’ici !... Le voilà sauvé !... Quel bonheur !...

GABRIELLE.

Hélas ! Quelle tristesse !... Il ne veut pas !

EMMA.

T’épouser... Pourquoi ?

GABRIELLE.

Je suis riche, et lui pauvre !

EMMA.

Très beau !... Cela ne m’étonne pas de sa part... Allons, quitte cet air misérable, tout va si bien !

GABRIELLE.

Mais, puisqu’il ne veut pas !

EMMA.

Ce sera très intéressant de l’y forcer.

GABRIELLE.

Un homme de cette trempe ne se laisse pas mener comme un enfant.

EMMA.

Un homme de n’importe quelle trempe est bien petit garçon quand sa dulcinée est tant soit peu fine mouche.

GABRIELLE.

Où prends-tu que je suis sa dulcinée ?... Ai-je dit qu’il m’aimait ?

EMMA.

Si tu lui étais indifférente, il ne rejouerait pas en ton honneur le Roman d’un jeune homme pauvre. Il accepterait ta main sans façon. Quand on épouse, on est nourri, c’est parfaitement reçu et nul ne l’en blâmerait. Il fait le difficile : son cœur est pris !... La magnificence des mots accompagne l’amour, comme le tonnerre suit l’éclair.

GABRIELLE.

Eh bien, tu as raison, il m’adore... Mais nous n’en viendrons pas à bout aussi aisément que tu penses... On ne se figure pas à quel point il est délicat... Il faudrait lui demander un dévouement héroïque... S’il pouvait me sauver au prix de sa réputation, de son sang, il accepterait tout de ma reconnaissance.

EMMA.

Je tremblais qu’il n’eût renvoyé le mariage à l’époque où il aura fait fortune. Heureusement non. Il préfère s’acquitter par un grand sacrifice... Mon Dieu, c’est encore la monnaie qu’il aura la première à sa disposition.

 

 

Scène VII

 

GABRIELLE, EMMA, RAPHAËL, AGNÈS

 

AGNÈS, à Gabrielle.

Nous arrivons malgré ta défense... François dit que M. Méran sort d’ici... C’est donc lui que tu attendais ?

GABRIELLE.

Puisque les domestiques vous renseignent, je n’ai rien à répondre.

RAPHAËL.

Nous te questionnons par intérêt pour lui.

AGNÈS.

Est-il remis de la terrible secousse ?

GABRIELLE.

Je ne lui ai pas trouvé mauvaise mine.

RAPHAËL.

Pour l’avenir, quels sont ses projets ?

GABRIELLE.

Faire le désespoir de ceux qui s’intéressent à lui.

AGNÈS.

Le malheureux !... Tu vois, Gabrielle, il s’est mis dans une situation tellement triste, qu’on ne peut en parler sans cruauté... Est-ce lui qui t’avait demandé un entretien ?

GABRIELLE.

Comme c’est probable !... Un homme qui se tue plutôt que de révéler sa misère !

RAPHAËL.

Alors, c’est toi qui l’avais appelé ?

GABRIELLE.

Parfaitement.

RAPHAËL.

Ne crains-tu pas qu’une pareille démarche soit mal interprétée ?

GABRIELLE.

Je n’ai peur de rien.

AGNÈS.

Parce que ta conscience est tranquille, tu te crois à l’abri des méchants. Méfie-toi. Il y a tant de façons d’être généreux ; on ne doit pas ternir sa réputation par charité.

EMMA, riant.

Autrement dit par amour du prochain.

AGNÈS, très sérieuse.

Il faut l’aimer comme soi-même, ordonne l’Évangile, mais pas davantage.

RAPHAËL.

Et puis, souvent le prochain ne gagne pas à être examiné de près... As-tu réfléchi que M. Méran est fort répréhensible ?

GABRIELLE, ironique.

Vous trouvez ?

AGNÈS.

On n’a pas le droit de se suicider, mon enfant.

GABRIELLE, avec exaltation.

Quelquefois, on le prend, quand on a du cœur !

RAPHAËL.

Du cœur !... Comme elle dit cela !... Ma femme, il y a là-dessous quelque chose que nous ne savons pas.

EMMA, cherchant à calmer Gabrielle, à part.

Ne sois pas mauvaise tête !... Ces pauvres vieux !...

GABRIELLE, bas, nerveusement.

Ils m’agacent !...

AGNÈS, à Raphaël.

Rends-moi cette justice que ce matin même j’avais des soupçons.

RAPHAËL.

Soupçons !...

À Gabrielle.

N’est-ce pas, ma petite, que cette visite n’a aucune importance ?

AGNÈS, à Gabrielle.

N’est-ce pas qu’elle est cause de l’humeur singulière où nous te voyons depuis quelques jours ?

GABRIELLE.

Eh bien, oui ! ma tante... j’étais préoccupée toute la semaine d’une grande nouvelle à vous annoncer : Je veux M. Méran pour mari !

AGNÈS.

Miséricorde, chérie !... Tu n’es pas sérieuse, j’espère.

RAPHAËL, à sa femme.

Elle te taquine !... Cela ne tient pas debout... Est-ce qu’on engage sa vie sans examen, en quelques heures ?

GABRIELLE.

Ce n’est pas en quelques heures !

RAPHAËL.

Comment ?... Il y a des mois que tu n’avais rencontré Méran.

GABRIELLE.

Ne comptez pas les mois, il est question d’années.

AGNÈS.

Tu exagères !... Il y a deux ans, M. de Guimont vivait.

GABRIELLE.

Je ne rétracte rien.

AGNÈS.

Ô doux Jésus ! Mais c’est un crime de penser à un autre tant qu’on est engagée !

GABRIELLE.

Et c’est un crime de ne pas épouser celui auquel on pense dès qu’on devient libre.

RAPHAËL.

Nom d’une pipe !... Le mariage est chose plus grave qu’une invitation à dîner... On ne s’y fourre pas ainsi sans crier gare !... Si seulement le personnage dont tu es coiffée n’avait pas des antécédents déplorables !...

GABRIELLE.

Le personnage dont vous parlez sur ce ton, mon oncle, cet intrigant, ce déclassé, vient de refuser ma main !... Lorsque son unique chance de salut serait de m’épouser, il ne veut pas !...

RAPHAËL.

Méran refuse ?... Quelle raison donne-t-il ?...

GABRIELLE.

Il est pauvre, moi riche !...

RAPHAËL, à Agnès.

Ah ! ma ferme, voilà une bonne note en faveur de ce jeune homme !...

GABRIELLE.

Admettre qu’une question d’argent nous sépare !... Jamais !... Sans lui, je serais malheureuse toute ma vie !...

AGNÈS, à Raphaël.

Mais écoute-la donc !... Comme elle va !...

RAPHAËL.

Sa conduite est inexplicable !... Quand on pense qu’elle a été élevée par deux vieillards !... Unie à un vieillard !... Constamment entourée de personnes prudentes !...

GABRIELLE.

Bien ou mal élevée, voici mon dernier mot : j’épouserai !... Vos objections sont fort sensées, mais arrivent lorsqu’il n’est plus temps !... Je sais ce que j’ai fait !... Je suis allée chez M. Méran... oui, chez lui... en cachette...

RAPHAËL.

En cachette !...

GABRIELLE.

Cela dit, ne vous étonnez pas de me, trouver décidée à tout !... Je veux !... Il faut !... Je ne respire plus que pour le conquérir !... Si j’échouais... autant recevoir un coup de poignard dans le cœur !... Et qui sait même s’il n’y aurait pas deux existences en jeu !...

Elle fait mine de sortir. Emma l’arrête et cherche à l’apaiser.

RAPHAËL, après un long silence.

Agnès, nous avons été aveugles et nous continuons... Tu ne devines rien ?...

GABRIELLE, bas à Emma.

J’attends sa trouvaille !...

EMMA.

Chut !...

AGNÈS.

Mon Dieu !... mon Dieu !... Quoi donc ?...

RAPHAËL.

Lorsqu’une malheureuse fille veut coûte que coûte être mariée, qu’elle se déclare perdue si on tarde... et pas seule perdue !... Ô Agnès, dire que notre chérie en est là !... Le gredin !...

À Gabrielle.

Et toi, méchante, quelle peine tu nous fais !... Si j’avais la force de maudire !...

AGNÈS.

Non, non, Raphaël, pas de ces mots-là !... Elle est assez punie !... Pauvre mignonne qui ne vit plus que pour réparer sa faute !...

RAPHAËL.

Sa faute !...

Il se laisse aller avec accablement, la tête dans les mains.

AGNÈS, penchée sur lui.

Va, mon Raphaël, ne pleure pas !... Moi, je suis presque consolée !... Ce bébé dans la maison !... En avons-nous désiré un sans l’obtenir, nous, des époux modèles !... C’est étrange !... La façon dont il arrive a beau être désastreuse, je me sens transportée !...

EMMA, bas.

Ô saintes âmes !...

GABRIELLE, bas.

Quelle chance au contraire !...

AGNÈS.

Comme le répète notre bon curé, nous ne savons rien, la Providence connaît tout, aussi son jugement diffère souvent du nôtre. Tout de même, sois tranquille, Gabrielle, je câlinerai bien ce petit neveu... Ce sera un petit Raphaël !...

Elle fond en larmes.

Ah ! j’étouffe !... c’est bête !...

RAPHAËL, soutenant Agnès qui sanglote sur son épaule.

Gabrielle, demain j’irai trouver ce jeune homme. Quand je lui expliquerai que la vraie délicatesse consiste à ne pas mettre son prochain dans l’embarras, pour l’y laisser ensuite, il reviendra sur sa décision. Au revoir, Emma.

À Agnès.

Viens, petite chatte, viens prendre une goutte de Bénédictine sur un morceau de sucre !...

Il l’emmène en la soutenant.

 

 

Scène VIII

 

GABRIELLE, EMMA

 

GABRIELLE, riant.

Ô bienheureux bébé !... C’est le cas de dire qu’il tombe du ciel !... Grâce à lui, la famille est conquise à l’idée du mariage !... Reste Charles à gagner !...

EMMA.

Il aura la foi robuste si nous lui persuadons qu’il est père.

GABRIELLE.

Père, qu’importe, pourvu que je sois mère !...

EMMA.

Belle invention pour tenter un amoureux !

GABRIELLE.

Parfaitement, ma chère. Suppose que j’aille me jeter à ses genoux, le suppliant de me sauver d’un affreux scandale. Mon séducteur est marié et ne peut reconnaître l’enfant ; alors je m’adresse à Charles qui souhaitait de mériter ma main par un dévouement inouï.

EMMA.

Tu le prends au mot ?

GABRIELLE.

Évidemment... Qu’il m’épouse, je suis hors d’affaire... Lui pauvre, moi rachetée, cela se balance.

EMMA.

Jamais il ne consentira.

GABRIELLE.

Alors, il s’est moqué de moi ?

EMMA.

Là !... Tout de suite à l’extrême !... Son amoureux force un peu la note : il est bon à pendre !... Eh non !... L’amour brode !... Pour le quart d’heure, tu tiens les couleurs éclatantes, mais prends garde !... Souvent la nuit défait le travail du jour !... Demain, tu peux ne plus trouver qu’un modeste canevas... Déchireras-tu par dépit la trame qui, dans les bons moments, se laisse si artistement enjoliver ?... Ta propre expérience est là pour t’apprendre que lorsque Charles peint sa flamme, il ne faut pas tout prendre à la lettre... Toi-même, tu racontais qu’après t’avoir proposé un rendez-vous en termes d’une angélique pureté, il s’était conduit en sacripant.

GABRIELLE.

Il a exagéré une fois... Et, encore, exagérait-il ? On n’en sait rien !... Quand il s’est trouvé seul avec moi, on peut croire que la passion l’a emporté sur ses résolutions... Tandis que, s’il n’avait pas réellement dans le cœur les sentiments qu’il vient de me montrer, je lui en voudrais beaucoup... D’abord, je serais en droit de prétendre qu’il ne m’a jamais dit un mot vrai... Tout le passé croulerait... Un passé qui m’est si cher !... Emma, vois-tu, je veux savoir à quoi m’en tenir... Tu me donnes des doutes, j’ai un moyen de les dissiper, je serais sotte de ne pas en user... Je vais mettre à une rude épreuve l’affection de Charles, mais j’y gagnerai un mari d’une indiscutable loyauté.

EMMA.

Comment t’y prendras-tu pour lui annoncer cette chose terrible ?

GABRIELLE.

Je la lui dirai simplement...

 

 

ACTE II

 

Chambre d’hôtel meublé qu’habite Charles. Mobilier très pauvre. Dans un coin, petit lit de fer.

 

 

Scène première

 

CHARLES, EMMA

 

Charles tout habillé, les yeux ouverts, est étendu sur le lit. Après plusieurs coups frappés à la porte, Emma entre. Il ne fait pas un mouvement. Elle s’approche et le contemple pendant un instant. Enfin, il tourne la tête et l’aperçoit.

CHARLES, sautant à bas du lit.

Vous !

EMMA, lui prenant les mains.

Qu’y a-t-il encore ?... Êtes-vous malade ?

CHARLES.

Non... Pourquoi ?

EMMA.

Parce qu’à peine si vous avez figure humaine. Votre mine fait pitié !... J’ai longtemps frappé à votre porte... On m’avait dit que vous y étiez, je suis entrée, inquiète, je l’avoue, de ne pas obtenir de réponse... Et je trouve un homme pétrifié, avec des traces de larmes sur les joues... Qu’est-ce que cela. signifie ? Vous continuez à ne pas vouloir répondre ?... Fi donc !... Lorsqu’on a risqué sa vie pour épargner un démenti à une bavarde, on ne compte pas un peu sur elle ?... Faut-il que je vous force à la confiance ?

CHARLES, s’asseyant sur le lit.

À quoi bon ?

EMMA.

À vous sauver !... Je ne suis pas venue pour autre chose... Car je prévoyais que j’allais vous surprendre en flagrant délit de désespoir.

CHARLES.

Eh bien oui !... Je suis affreusement découragé... Vous savez ce qui s’est passé hier. J’ai été stupide !... À mesure que je parlais, le regard de Gabrielle se remplissait d’admiration... Dans de pareils moments, je ne me connais plus !... Sur un signe d’elle, je sauterais par la fenêtre ou je boirais n’importe quel poison, rien que pour voir ses yeux briller de reconnaissance... Dans la vie ordinaire, je ne suis pas un homme d’action ; mais quand on touche en moi certaines fibres, il est facile de me pousser à des résolutions surhumaines.

EMMA.

Vous n’êtes pas le seul. Cueillir la palme du martyre en présence de sa belle, ce rôle a sa douceur. Gabrielle s’extasiant devant vous, Votre satisfaction n’a pas dû être mince ! Seulement les jours de gloire ont un lendemain...

CHARLES.

Hélas, oui !... On s’exalte, on renonce au bonheur, le fer, la faim, rien n’intimide. On pleure, on voit pleurer : c’est charmant !... La nuit passe... Aujourd’hui c’est lamentable !... Depuis ce matin, tout s’effondre, et je suis consterné d’avoir été trop brave... pourtant, si je revoyais Gabrielle, ce serait plus fort que moi, je redeviendrais sublime tant j’ai soif de son enthousiasme... En attendant, je suis démoralisé, navré... Un vaincu qui s’abandonne !

EMMA.

Heureusement, je veille !

CHARLES.

Vous aurez beau faire, je suis perdu !... D’abord, à l’égard de Gabrielle, ma détermination est irrévocable... j’ai été imprudent, mais sous aucun prétexte je ne consentirai à déchoir dans son estime. Si j’étais un autre homme il me resterait la ressource de travailler et d’oublier Gabrielle dans la lutte pour la vie. Malheureusement, c’est une expérience faite : partout où je demande un emploi, les employeurs discernent du premier coup le pauvre être de luxe qu’il faut s’empresser d’éconduire. J’ai essayé d’écrire un moment j’ai cru qu’il me serait possible de bâtir des romans, des drames... La connaissance du cœur humain, n’est-ce pas l’érudition des flâneurs ?... J’ai entrepris une foule d’œuvres qui, faute d’énergie, sont restées à l’état d’ébauche. Ma volonté a fléchi sous le poids des pensées. La plume est un instrument dangereux à manier. Si on n’en tire pas des trésors, elle vous rend le bras débile comme le bras d’un enfant, bon à prendre des papillons, et qui ne nourrit pas son homme !... En ce moment, je vis sur une petite somme que m’a restituée un voleur consciencieux...

EMMA, souriant.

Disons sentimental.

CHARLES.

Ou pusillanime... Il consentait à être voleur, mais pas assassin... Son scrupule me permet de subsister environ un mois, puis je me trouverai de plus belle aux prises avec l’atroce nécessité qui m’étreignait il y a quelques jours... C’est une honte !... J’ai peur !...

EMMA.

Peur ?... Après votre duel, on racontait que vous vous battiez comme un lion !...

CHARLES.

Oh ! devant témoins, intrépide !... Mais une fois seul, c’est autre chose !... je garde d’une éducation chrétienne la terreur de l’au-delà. On ne secoue jamais complètement la tyrannie du surnaturel. La foi qui fait la vaillance des saints laisse un ferment de couardise dans les âmes qu’elle déserte. À l’heure du danger s’éveille une épouvante qui ressemble à une agonie supportée en pleine santé. Vous me trouvez harcelé déjà par la hideuse appréhension. Que sera-ce plus tard ?... Ah ! que j’en veux à mes sauveurs !... Mon Dieu ! mon Dieu, que devenir ! Com bien de temps cette angoisse va-t-elle durer ?

EMMA.

Le temps d’un mauvais rêve, mon pauvre enfant, si vous alliez dire à Gabrielle ce que vous m’avouez. Comme elle serait heureuse et vous accueillerait avec bonté.

CHARLES.

Jamais !... non jamais !... Après mon air de bravoure, déchanter ainsi !...

EMMA.

Bien, bien... Je n’insiste pas... Suivons les voies tortueuses puisque votre orgueil y marche plus à l’aise... J’ai un moyen de laisser intacte votre belle attitude, tout en jetant Gabrielle dans vos bras. Seulement, mon moyen exige un peu de sang-froid, et c’est une marchandise dont vous ne paraissez pas abondamment pourvu. Essayons tout de même... Après votre départ, Gabrielle nous a rendus témoins d’une scène de passion vraiment échevelée. Nous faisions cercle autour d’elle, l’oncle, la tante et moi. Elle jurait que vous seriez son mari, répétait avec une telle insistance qu’elle était perdue si vous ne l’épousiez pas, que l’oncle Raphaël est arrivé au soupçon qui s’impose quand une fille réclame le mariage sous peine des plus grands malheurs. Il vous croit l’amant de sa nièce, et s’imagine que celle-ci est dans une position intéressante.

CHARLES.

Elle admet !...

EMMA.

Tout, pourvu que cela vous force à l’épouser.

CHARLES.

En quoi cela me force-t-il, puisque je sais qu’il n’y a rien ?

EMMA.

L’erreur des deux vieux a été pour Gabrielle un trait de lumière. Vous aviez déclaré ne vouloir d’elle qu’en payant ce bonheur un prix exorbitant. L’invention de l’oncle lui a suggéré l’idée d’une épreuve décisive. Oh ! c’est barbare, et il faut une tête névrosée comme la sienne pour concevoir de pareilles choses !... Elle m’envoie vous dire qu’elle est menacée d’être mère... que son séducteur ne peut pas l’épouser... et qu’elle compte sur vous pour la sauver du déshonneur... Mon Dieu, quelle figure courroucée vous faites !... Bien entendu il n’y a pas un mot de vrai là-dedans... je le répète, on met à votre portée le sacrifice que vous souhaitiez.

CHARLES.

Comment, si vous n’aviez pas la charité de me prévenir que tout cela n’est qu’un jeu, Gabrielle aurait la cruauté ?...

EMMA.

Sa foi en vous est prodigieuse ! Il paraît qu’hier vous appeliez la souffrance d’un ton si persuasif, qu’elle parle de vous mettre à la torture comme d’une partie de plaisir... Faites donc semblant d’accepter ce mariage dans un magnifique élan d’abnégation, et vous êtes au comble du bonheur tout en restant le héros d’hier. Remerciez-moi de savoir crucifier les gens sans leur percer les mains !

CHARLES, hésitant.

Oui... mais vous me conseillez une fausseté...

EMMA.

Si petite !... L’illusion de Gabrielle est touchante, et nous mettons un soin pieux à la respecter : voilà tout... Pensez donc !... Gabrielle va tomber en extase !...

CHARLES.

Ne me tentez pas !

EMMA.

Pour voir sa figure exprimer un sentiment pareil, vous parliez de sauter par la fenêtre ou de boire du poison... On ne vous en demande pas tant !... Un mensonge inoffensif !

CHARLES.

Où prendre le courage de dire non ?... Ce sera si doux d’assister à son ravissement ! Quoi ?... Vraiment... vous croyez ?...

EMMA.

Oui... oui...

CHARLES.

Dieu, pouvais-je m’attendre ce matin, au milieu de mes larmes, à cette journée subitement illuminée ? C’est à vous que je la dois... À vous, ma Providence !...

Il lui serre chaleureusement les mains.

Car, ce n’est pas seulement la vie sauve... Vous m’arrachez à une situation désespérée pour me jeter en plein Paradis terrestre... Quelle délivrance ?... Enfin je respire à l’aise dans cette triste chambre où j’ai tant souffert !

EMMA.

Mais où allons-nous ? Le voilà gai comme un pinson !... C’est bien ce que je craignais ! Il n’est pas de force à soutenir son personnage... Vous avez un rôle à jouer, malheureux, ne l’oubliez pas !... Rôle d’un sévère !... Songez à ce qu’on vous révèle ! Cela n’est pas drôle !... Votre air content fait frémir !

CHARLES.

Franchement, je suis bien heureux !

EMMA.

Soyez-le plus intérieurement... Cette mine triomphante... Gabrielle n’aurait qu’à entrer...

CHARLES.

Gabrielle compte venir ?

EMMA.

Elle ne suit... Son idée était de vous annoncer elle-même sa prétendue faute. Mais au moment de partir, elle s’est représenté votre fureur et n’a pas osé en affronter la première explosion. J’ai saisi la balle au bond en offrant de frapper le grand coup... pas très fort, il me semble... Et vous êtes en train de me donner des regrets... Changez-moi donc cette figure : elle est absolument joyeuse !...

Gabrielle entre brusquement.

 

 

Scène II

 

EMMA, CHARLES, GABRIELLE

 

GABRIELLE, anxieuse, à Emma.

Eh bien ?

EMMA.

Tu avais raison, Gabrielle, M. Méran te sauvera.

GABRIELLE, adressant à Charles un regard attendri.

J’en étais sûre !...

À Emma.

Est-il en état de m’entendre ?

EMMA.

Oui... je vous laisse... Sois sans crainte, il est maître de lui, bien affecté, mais indulgent et bon.

 

 

Scène III

 

CHARLES, GABRIELLE

 

GABRIELLE, humble et repentante.

Charles, que devez-vous penser de moi ?

CHARLES, d’un ton gracieux.

Je ne cherche pas à vous juger... Ma souffrance est grande, mais je reprends courage à la pensée de vous venir en aide.

GABRIELLE, joignant les mains.

Je l’avais bien dit à Emma qui faisait la sceptique : Charles présentera sa poitrine aux plus cuisantes. blessures si je l’en prie !... Merci, mille fois merci !...

CHARLES.

Gabrielle, vous savez à quel point j’ambitionnais de me sacrifier pour vous... Si je disais que je suis presque tenté de bénir l’occasion qui m’est offerte !...

GABRIELLE, stupéfaite.

La bénir !

CHARLES.

Ou du moins l’accepter.

GABRIELLE, surprise.

Et... rien de plus ?... C’est clair, vous avez du sang-froid !...

CHARLES.

Cela vous étonne ? Ne m’avez-vous pas toujours trouvé calme et modéré ?

GABRIELLE, ironique.

En particulier le jour où vous m’avez mis en fuite par votre impétuosité !...

CHARLES.

J’en ai été si puni, qu’il y a eu de quoi me rendre sage. Croyez-moi, laissons ce sujet. Lorsqu’on est aux prises avec une situation pénible, le mieux est de glisser le plus vite possible.

GABRIELLE, ironique.

Aimable philosophie !...

CHARLES.

Mon Dieu, il existe un passé dont nous rapportons l’un et l’autre des remords... De quel droit nous ferions-nous des reproches ?... En tout cas, ils ne viendront pas de moi !

GABRIELLE, ironique.

Le bonheur est fait de concessions réciproques.

CHARLES.

Et de justice !...

GABRIELLE.

Admirable !... Charles, on croirait vraiment qu’Emma n’a pas osé achever ce qu’elle avait à vous apprendre... Vous savez bien tout ?

Assentiment de Charles.

Non, sa placidité est exorbitante !... Je serais homme, la chose qu’il vient d’apprendre... Rien que d’y penser, je vois rouge ! Lorsqu’il devrait me traiter comme la dernière des filles... Oui, je m’y attendais... Vous pouviez me cravacher, j’étais soumise !... Pas du tout !... Que signifiait votre pathos. d’hier ?... Lorsqu’on se dit amoureux d’une femme et qu’on apprend le sourire aux lèvres qu’elle a été la maîtresse d’un autre, on est mal venu de refuser sa main avec de grands airs, sous prétexte qu’elle a trop d’argent !... J’admets qu’on pardonne... L’amour produit des miracles... Mais pas celui de pardonner avec une mine réjouie... Le mot vous choque ?... Il n’est pourtant pas trop fort !... Oui, vous étiez content, ravi, jubilant de m’épouser !... Ah ! vous êtes de bonne composition, mon cher, un mari pas jaloux !...

CHARLES.

Ayez un peu de mémoire... Vous m’accusiez jadis d’être ombrageux dès qu’on vous approchait...

GABRIELLE.

Vous rouliez des yeux féroces... Je me souviens... Le moindre marivaudage vous rendait lugubre... Que les temps sont changés !... À moins que... Pourtant non, ce serait trop fort !... N’importe !... D’autant qu’Emma faisait tout à l’heure une si singulière figure en annonçant que vous seriez doux... Charles, votre mansuétude vient d’une parfaite sécurité... Dites-le donc !

CHARLES.

Eh bien oui, Gabrielle... Je vous sais irréprochable. Au dernier moment, votre amie a reculé devant un jeu périlleux et m’a conté votre romanesque désir de me devoir en quelque sorte la vie !

GABRIELLE, après un silence.

Et il consent à se parer d’une belle action qu’il n’a pas faite !... Il me laisse m’humilier, daigne se montrer bon prince, plein d’indulgence et de grandeur d’âme !... Une hypocrisie pareille, qui ne s’attaque pas seulement à l’estime, mais vise à escroquer l’amour et la reconnaissance d’une femme !... Oh ! c’est tout à fait vilain !... Je suis révoltée au dernier point !... Et que c’est mal à Emma de vous avoir poussé à une si dégradante fausseté !...

CHARLES.

Elle m’a trouvé très découragé... regrettant mon refus, trop orgueilleux pour vous l’avouer simple ment... Je lui ai fait pitié !...

GABRIELLE.

Pourquoi recourir à sa pitié plutôt qu’à la mienne, qui vous était hier si gentiment offerte ?

CHARLES.

Mais pensez donc !... déchoir à vos yeux !... Abdiquer un héroïsme qui vous charmait !...

GABRIELLE.

Votre héroïsme !... Où est-il maintenant ?... Quelle foi puis-je avoir en vous désormais ? Si vous montrez un noble sentiment, si vous êtes entraîné à un beau sacrifice, à quoi reconnaîtrai-je où est la vérité ? Qu’êtes-vous ? Qu’y a-t-il sous ce masque ? Est-ce l’homme qui m’a quelquefois profondément émue par de rares délicatesses, ou celui qui combinait de paraître extraordinairement généreux en ne donnant rien ?... Ah ! plus l’âme s’acharne à pénétrer une âme, plus celle-ci se complique et s’éloigne !... Oui, j’ai tant fait, Charles, que vous êtes maintenant un inconnu pour moi ! Et c’est un sentiment d’une tristesse in concevable... Me voilà condamnée à une invincible méfiance !

CHARLES.

Une chose devrait la diminuer : c’est ma gaucherie à dissimuler. Le mensonge est si loin de mon caractère, pour une fois que je n’ai pas dit la vérité, voyez ce qui arrive... Gabrielle, n’entrevoyez-vous pas les côtés touchants de ma mauvaise action ?... J’étais si heureux de vous épouser, ma joie débordait malgré moi !... Je vous voyais partie à m’admirer, et m’y prêtais naïvement !... Toute ma vie, je rougirai de m’être exposé à vos reproches... Et cependant, il existait un fonds de vérité dans ma conduite... Si par malheur vous aviez besoin de mon sacrifice, je reste votre esclave !

GABRIELLE.

Des phrases !... Toujours des phrases !...

CHARLES.

Je jure par ce qu’il y a de plus sacré, que mon corps, mon âme, mon honneur même vous appartiennent... Exigez que je traîne mon nom dans la boue, je n’aurai pas une révolte contre vos chers caprices !...

GABRIELLE.

En êtes-vous tout à fait sûr... maintenant ?

CHARLES.

Votre figure devient méchante...

GABRIELLE.

Je suis troublée... L’incertitude où je reste sur vos vraies dispositions, me jette dans une extrême anxiété... je suis forcée d’avoir recours à vous, sans savoir à qui je m’adresse... Vous jurez que votre nom et votre honneur m’appartiennent ?...

CHARLES.

Oui !

GABRIELLE.

Alors je les réclame ! Charles, sauvez-moi !... je suis une créature perdue !... Ce qu’Emma racontait comme une invention de ma part est vrai !... je n’ai plus qu’à tomber à vos pieds en demandant pardon !...

CHARLES.

Gabrielle !... Non !... c’est impossible !...

GABRIELLE.

Jamais je n’ai cessé de vous aimer, Charles !... Ma parole !... Mais il y a des fatalités tellement inexplicables !... Enfin, vous ne pouvez pas savoir !...

CHARLES, écumant de rage.

Vous avez le front ! vous avez l’audace !... Ah ! sa parole !... jolie sa parole !... Elle m’aimait !... Du propre, son amour !... Cette délicieuse sollicitude qui la poussait à m’écrire dès qu’elle apprenait ma misère, son invincible obstination à m’offrir sa main !... je comprends tout !... Il y a des bonheurs frelatés qu’on tient en réserve pour les désespérés !... J’avais dans cette chambre un souvenir atroce : celui d’une agonie dont rien ne donne idée ?... Vous mettez ici une vision mille fois plus épouvantable !... Misérable créature, sortez !...

GABRIELLE, triomphante.

Votre serment, qu’en faites-vous ?...

CHARLES.

Je tiens ma parole, comme vous respectez la vôtre... Elle n’a jamais cessé de m’aimer !... La voilà sa parole !... Partez !... je ne vous verrai plus !...

GABRIELLE, très énergique.

Je reste !

CHARLES, avec une lueur d’espoir devant cette résolution.

Que ce soit alors pour dire que rien n’est arrivé !... Oh ! dites-le, je vous en conjure !... N’est-ce pas, vous voulez vérifier jusqu’où ira mon dévouement ?... On lit cela dans votre regard !... Oui, oui, au lieu d’exprimer de la honte comme si vous étiez une créature perdue, le voici qui s’éclaire, et... non, je ne me trompe pas !... il devient presque joyeux !...

GABRIELLE.

Charles, je suis contente... parce que vous témoignez enfin un peu d’incrédulité devant ma faute... Voilà tout !

CHARLES.

Alors c’est la vérité ! Ah que j’ai été crédule ! Je regrette, non pas d’avoir cru trop vite à vos abominations, mais d’avoir précieusement recueilli les belles paroles d’autrefois !... Il n’y a pas à dire, vous aviez l’art de me convaincre !... Comme vous m’aimiez !... Comme j’étais seul capable ici-bas de toucher ce cœur... qui déjà, sans doute, était à un autre !... Je me rappelle tout... absolument tout !... et c’est affreux !

Il tombe sur le lit et sanglote, la figure dans l’oreiller.

GABRIELLE, à elle-même, le regardant.

Pourquoi n’a-t-il pas persisté une seconde à me croire innocente, je tombais dans ses bras !... Pauvre petit Charles !... Ah ! tant pis, je garderai des doutes, mais je ne puis pas le voir souffrir ainsi !...

Elle s’agenouille devant lui.

Charles !...

Il reste immobile.

Vous ne voulez pas m’entendre ?

Pas de réponse.

Ce n’est pas bien cruel, ce qui me reste à dire !...

CHARLES. se lève, très maître de lui.

Vous n’avez plus besoin de rien dire ! J’ai réfléchi qu’il existe un moyen de vous servir sans ignominie. Ma résolution est prise : vous ordonnez et j’obéis comme un pauvre animal fidèle !... Il ne me viendra plus un mot de reproche... Je ne saurai jamais comment vous avez pu faillir... Vous restez à mes yeux la femme digne de tous les respects, celle dont l’affection me semblait sainte au point que j’éprouvais une espèce de remords lorsque je baisais la main si pure qu’elle me tendait... Voyez, vous m’accusiez d’être orgueilleux, et pour vous sauver j’oublie toute vanité. Je n’essaye pas de réfléchir à ce que vous penserez. Je consens à tomber bien bas, même dans votre estime, pourvu que j’atteigne le plus haut sommet du dévouement !

GABRIELLE.

Ne parlez pas de tomber bien bas : je vous vois si grand !... Il ne doit subsister entre nous aucune idée d’avilissement. Je reste à vos yeux digne de tous les respects vous l’assurez sans savoir à quel point cela me touche ! Et pour vous payer de retour, apprenez que jamais... que jamais je n’ai été plus fière de mon choix ! Deux êtres également éprouvés, destinés à périr isolément, s’unissent. Leurs âmes se devinent, le monde ignore... Charles, prenez ma main... et pour toujours !

CHARLES passe sans prendre la main.

Vous vous trompez absolument !... Je vous sauve, c’est entendu, mais sans espoir de récompense ! Me croyez-vous donc incapable d’un sacrifice désintéressé ?... Non, Gabrielle, je ne veux pas d’un bonheur dont je pourrais rougir... Prenez mon nom, et dis pensez-vous de me garantir une délicieuse existence.

GABRIELLE, souriant.

Charles, méfiez vous des exagérations qui vous jouent parfois de mauvais tours...

CHARLES.

Ah pensez de moi ce qu’il vous plaira, cela m’est égal en ce moment, tant je suis certain qu’un jour vous me rendrez justice. Accusez-moi d’exagération, cela ne m’empêche pas de répéter le front haut qu’en vous épousant je n’accepte aucun déshonneur !... Oui, je ne verrais pas la fin de cette journée, si vous n’aviez pas besoin que je dure encore... J’attendrai, puisque cela vous facilite l’existence. Mais dès que votre réputation sera sauvegardée par le mariage, je suis résolu à disparaître. Ce matin je n’avais pas autre chose à faire, il n’y a rien de changé ce soir, sinon que vous utiliserez mon supplice.

GABRIELLE.

Charles, je vous en supplie, laissez ce ton fatal ! C’est terrible, depuis que vous m’avez trompée, les grands mots me paralysent.

CHARLES.

Croyez-moi... ne me croyez pas... L’avenir est là !...

GABRIELLE.

Je n’ai qu’à m’incliner... à regret... Mais vous tenez à être sublime, ayez une bonne fois cette satisfaction. D’autant qu’à force d’annoncer de formidables résolutions, vous me donnez la curiosité d’en voir exécuter une. Et pour que rien ne nous dérange, je propose d’aller faire une retraite à la campagne. Là-bas nous pourrons nous étudier à l’aise, en rivalisant, vous de générosité, moi d’égoïsme. Me suivrez vous ?

CHARLES.

Pourquoi le demander ?... Ma folie est à la hauteur de la vôtre !...

GABRIELLE.

Nous avons au milieu des bois un petit castel nommé Château-Fleuri. Et voici avril ! Château-Fleuri portera bien son nom ! Si la paix des champs inspire à nos âmes d’être moins ambitieuses, ce sera un grand bonheur !... Au revoir, Charles !...

CHARLES, tristement.

Au revoir !

GABRIELLE, au moment de sortir.

Vous vivrez !... Je voudrais tant être bonne, et cela serait si facile !... Lorsque nous serons continuellement ensemble, il se trouvera bien un jour, une heure, où vous descendrez des étoiles, et alors moi, je me charge de vous enchaîner à cette terre !... À bientôt !...

Elle sort. Charles se jette sur son lit en sanglotant.

 

 

ACTE III

 

À Château-Fleuri, au rez-de-chaussée, chambre de Gabrielle le soir de son mariage. À droite, au premier plan, porte ouvrant sur l’escalier, puis, dans un pan coupé, large baie vitrée encadrée de plantes grimpantes et montrant le parc éclairé par la lune. Au fond, dans une alcôve, lit avec couverture faite. À gauche, au fond, porte qui conduit à l’appartement de Charles. La chambre, peu éclairée, est envahie par le clair de lune.

 

 

Scène première

 

GABRIELLE, EMMA

 

EMMA, entrée la première, se range pour laisser passer Gabrielle, gaiement.

Le coucher de la mariée !

GABRIELLE.

Avons-nous eu de la peine à disparaître !...

Prêtant l’oreille.

On parle ! Ils viennent !

Avec lassitude.

Encore eux !

EMMA.

Ce sont de braves cœurs, mais par trop vigilants !

GABRIELLE.

Oh ! ça dépasse la permission ! Depuis la messe, je n’ai pas pu être seule une minute avec toi !

La porte s’entr’ouvre doucement.

EMMA.

Bon ! ça y est !

 

 

Scène II

 

GABRIELLE, EMMA, RAPHAËL, AGNÈS

 

RAPHAËL, dans l’entrebâillement de la porte.

Ça n’est pas lui !... Ça n’est pas lui !...

AGNÈS, par-dessus son épaule.

Bientôt !... Bientôt !...

EMMA, faisant à Gabrielle un rempart de son corps.

Halte-là !... Pauvre petite ! elle tombe de fatigue et succombe à l’émotion ! Voyez sa pâleur ! Vos câline ries sont très touchantes, mais l’achèvent. Ce n’est pas cela qui nous manque, les câlineries. Mieux vau draient quelques soins... Bonsoir !...

GABRIELLE.

Bonsoir, cher oncle, chère tante. Vous voyez, ma duègne est impitoyable.

AGNÈS, l’embrassant quatre ou cinq fois.

Eh bien donc, bonne nuit, petite colombe chérie !... Nous allons rejoindre certain jeune homme qui pourrait bien perdre patience.

EMMA, impatientée.

Comme je le comprends !

RAPHAËL.

Mon enfant, c’est une vie nouvelle qui commence !...

EMMA, les poussant dehors.

Et un long jour qui finit !

AGNÈS, glapissant derrière la porte.

À demain, madame Charles Méran !

 

 

Scène III

 

GABRIELLE, EMMA

 

À peine seules, les deux femmes se jettent dans les bras l’une de l’autre.

EMMA, tenant embrassée son amie.

Six semaines, vilaine paresseuse, six grandes semaines sans donner signe de vie !

GABRIELLE.

Tu n’as pas reçu mes lettres ?

EMMA.

Ah ! parlons-en ! Vingt lignes sèches, guindées, effrontément banales. J’ai offert de venir, tu as fait la sourde oreille ! Avant-hier seulement, tu as jugé bon de m’indiquer le jour de ton mariage, si bien que je suis arrivée ce matin pour la messe.

GABRIELLE.

J’ai fait exprès ! Si je t’avais permis de venir, tu aurais compati aux misères de Charles.

EMMA.

Comment ! ton mensonge dure encore ?

GABRIELLE.

Oui !

EMMA.

Mais c’est barbare !...

GABRIELLE.

Aussi n’ai-je pas voulu t’indigner pendant un mois !...

EMMA.

Gabrielle, je t’ai toujours connue originale et emportée, mais bonne au fond... Qu’es-tu devenue ?... Celle qui exploite jusqu’au déshonneur l’amour d’un homme, observe son désespoir en curieuse, et froidement prolonge l’expérience pendant des semaines, celle-là n’a pas de cœur !...

GABRIELLE.

Si je n’en ai pas, qu’est-ce alors qui me persécute, me brûle, m’étouffe, ne m’accorde la paix ni jour ni nuit ?... Est-ce pour m’amuser que je pleure des journées entières ? À t’entendre, je chercherais une dis traction sinistre dans la douleur de mon ami ! Venge le donc en t’amusant de mes plaintes, car je suis horriblement malheureuse !

EMMA.

Je le vois bien, ma chère petite, mais à qui la faute ?

GABRIELLE.

Où est mon crime ?... Charles me dévoile un jour des sentiments admirables, et j’ai la naïveté d’y croire il réclame l’occasion de s’immoler pour moi, et je t’envoie la lui offrir !... Tu le trouves en pleine réaction, découragé, irrésolu, troublé, et tu en profites pour concerter avec lui une comédie de dévouement qui me blesse au dernier point. Jusqu’ici, je vois bien ton crime... je cherche encore le mien !...

EMMA.

C’est clair, je me suis trompée : il n’est pas comédien !... Il y a en lui, comme dans tout amoureux, un adorable histrion qui fanfaronne et cabotine, mendie l’approbation de deux beaux yeux, et s’imagine rester en dessous de la vérité quand il l’enfle outrageusement. Mais s’agit-il de rendre un personnage imaginaire, il ne fait que des bévues... À cet égard, tu es beaucoup plus forte !...

GABRIELLE.

Je l’ai puni par où il a péché... Ah ! mon bonhomme, tu fais semblant de croire que je suis compromise au dernier point pour m’épouser en singeant le martyre... Attends un peu !... Et en un tour de main, le prenant au mot, je lui ai démontré que j’étais perdue, et qu’à moins de se parjurer, il devait m’épouser... Encore une fois, où est mon crime ?

EMMA.

La poule a pris le renard, c’était justice !... Elle le laisse se déchirer dans le piège, c’est cruauté !

GABRIELLE.

La poule tient à ses plumes. Elle en a perdu quelques-unes et ne veut pas les risquer toutes. Mon intention était de donner à Charles une fausse alerte, pas davantage, tu le sais bien... Il n’avait qu’à souffrir avec simplicité, j’avais hâte d’être miséricordieuse. Mais au lieu de racheter par une dignité muette sa faillite de grands sentiments, il a jugé bon de renchérir en promettant d’autres merveilles ; je le consolais, il a préféré m’éblouir !... Libre à lui !

EMMA.

Il fallait l’arrêter... tu avais si facile !...

GABRIELLE.

Non ! ses exaltations m’inspirent, jusqu’à nouvel ordre, une invincible méfiance. Je suis peu soucieuse de bien des choses respectables et trouve un charme infini à jouer avec le feu !... Pourtant, au milieu de mes perversités, subsiste un dégoût profond de tout ce qui sent la bassesse. S’il n’était, après tout, qu’un triste sire qui se vend ?

EMMA.

Oses-tu dire des choses pareilles ?... D’abord ne t’ai-je pas entendu affirmer qu’entre vous il ne pouvait être question de mépris ?

GABRIELLE.

Lorsque Charles m’apparaissait comme un type de merveilleuse délicatesse, j’étais certaine de l’aimer en dépit des actions les moins avouables. Parfois même, j’avais l’illusion qu’il serait plus à moi s’il se séparait du monde par une infamie... Posséder un paria, n’est-ce pas le plus beau rêve d’une âme jalouse ?... Hélas ! quand le paria existe, la jalousie s’envole, et une pauvre exaltée se lamente sur son idéal brisé !

EMMA.

Te voilà devant un idéal brisé, comme Perrette devant son pot au lait... Charles est indigne... Quelles preuves as-tu ?

GABRIELLE.

Indigne !... Non certes... C’est bien assez de douter !... Des preuves ?... Pas la moindre !... S’il y en avait, l’aurais-je épousé ?... Bien au contraire, il m’aime passionnément, cela j’en suis sûre.

EMMA.

Plains-toi donc !

GABRIELLE.

Ce n’est pas tout d’être aimée, il faut qu’on en soit fière !... Quel mois nous venons de passer !... À peu près inséparables, tendres comme des fiancés, nous mesurant de l’œil comme des ennemis, langoureux avec des cris de rage, prodigues de madrigaux et d’insultes, moi toujours prête à pardonner, lui arrivant à point pour me glacer par ses trop généreux discours. Mille fois j’ai voulu dire la vérité, mille fois il a trouvé juste ce qu’il fallait pour réveiller mes doutes. Ne crois pas pourtant que je sois du matin au soir sur le qui-vive...

Souriant.

Malgré la cruauté qui t’indigne, nous avons d’excellentes journées !...

EMMA, riant.

J’en suis convaincue !...

GABRIELLE.

Presque toutes celles de cette semaine ont été bonnes. L’approche du dénouement me rendait plus douce. Mes doutes, je me les reproche tellement quand je réfléchis aux dangers que Charles va courir !

EMMA.

Quels dangers ?

GABRIELLE.

Ne te rappelles-tu pas ce que je t’ai raconté en sortant de chez lui ?...

EMMA.

Il te prenait déshonorée et assurait pouvoir le faire la tête haute, Tu te flattais d’offrir une tentation irrésistible, il promettait de placer entre elle et lui une barrière infranchissable.

GABRIELLE.

La mort !... Quand il m’aura sauvée au prix de son honneur, il compte se tuer. Voilà ce qu’il a juré de faire !... Dans le premier moment, cette déclaration a produit sur moi une impression déplorable. Il avait l’air de soumettre mon affection à un odieux chantage... Je pensais qu’on n’annonce pas un suicide qu’on a sérieusement résolu.

EMMA.

Ce soir tu es moins incrédule ?

GABRIELLE.

Il y a environ huit jours, l’idée qu’il veut vraiment se réhabiliter par la mort m’a paru moins improbable. Il a une façon de réclamer plus de tendresse avec l’indiscrétion navrée des gens qui vont partir et n’abuseront plus de vos bontés... Lorsque je le tour mente, je vois dans ses yeux une espèce d’étonne ment douloureux, comme si je troublais le dernier festin d’un condamné !... À la fin, tout cela m’a donné de l’inquiétude et j’ai voulu en avoir le cœur net... Le questionner, à quoi bon ?... Alors profitant d’une après-midi où mon fiancé se promenait dans le parc, je suis allée rôder dans sa chambre. Il avait mal caché ses clefs derrière la pendule. J’ai découvert, après avoir un peu fureté, un revolver au fond d’une malle, puis, ce qui est terrible ! dans un portefeuille, une lettre cachetée, avec cette suscription : « À ma femme !... »

EMMA.

C’est tout ce qu’il y a de plus grave ! La lettre sur tout, préparée d’avance !... Comment es-tu faite pour conserver des doutes ?

GABRIELLE.

Les clefs étaient si mal cachées !... le portefeuille si bien en vue, à côté du revolver !...

EMMA.

Il compte se tuer, pour moi, c’est de toute évidence !... Mais, dans cinq minutes, il apprendra combien tu es intacte et n’aura plus aucun prétexte pour fuir le bonheur que tu ne lui marchanderas pas.

GABRIELLE.

Ah ! sans le maudit soupçon qui m’obsède, il me serait si doux de lui dire qu’on peut m’aimer sans honte !... Hélas ! nous n’en sommes pas là ! je n’appartiendrai à Charles qu’après lui avoir arraché le secret de son âme !... Si elle est vile, je le chasserai, n’importe comment, mais je ne le verrai plus ! dussé-je ne m’en consoler jamais ! C’est ce que je saurai dans une heure !

EMMA.

Ou dans six mois... ou dans un an...

GABRIELLE.

Ce soir même !... Il n’est plus temps de m’abriter sous de petites coquetteries... Je l’attends... Il est mon mari... et moi trop disposée à le considérer comme tel !... Ce n’est pas dans un mois, ce n’est pas dans un jour que je veux le savoir digne de ma confiance... c’est ce soir !...

EMMA.

Prétendre en quelques instants estimer au plus juste prix une âme qu’on étudie depuis des mois sans décider si elle est digne d’amour ou de haine !... L’entreprise est audacieuse !

GABRIELLE.

À nous deux nous pouvons la mener à bien, sans que Charles coure le moindre risque... Il va venir... Pas moyen qu’il aille d’abord chez lui, par le vestibule l’oncle et la tante l’escorteront jusqu’à ma porte... Lorsque nous serons seuls, je vais le traiter avec le dernier mépris... S’il a du sang dans les veines, il sortira d’ici fou de rage et de désespoir criant l’adieu que j’ai besoin d’entendre pour croire en lui... Veux-tu l’attendre dans sa chambre et me répondre de sa vie ?

On frappe à la porte.

EMMA.

Ah ! le voici !... Tout est convenu !... Sois sans crainte !... je l’attends !...

GABRIELLE.

Pas d’erreur ! au nom du ciel !

 

 

Scène IV

 

GABRIELLE, EMMA, CHARLES

 

CHARLES, à Emma qui va lui ouvrir.

Pardon ! Je vous croyais partie.

EMMA.

Je pars en souhaitant à chacun la félicité qu’il mérite.

Elle sort par la gauche.

 

 

Scène V

 

GABRIELLE, CHARLES

 

CHARLES.

Gabrielle, m’attendiez-vous, vraiment ?

GABRIELLE, très gracieuse.

Avec impatience, mon cher mari !

CHARLES, tristement.

Ainsi, vous me considérez comme un mari ?

GABRIELLE, souriant.

Je ne prévoyais pas ce matin que celui auquel je jurais fidélité me poserait ce soir une question si singulière !

CHARLES.

Vous ne m’avez donc pas pris au sérieux quand j’affirmais pouvoir vous épouser sans être un misérable ?

GABRIELLE.

Je suis habituée aux nobles phrases qui préparent de piètres défaites.

CHARLES.

Alors, si j’ai menti une fois de plus, vous voilà prête à pardonner ?

GABRIELLE.

Ai-je l’air absolument décourageant ?

CHARLES.

Non ! et cela m’attriste !

GABRIELLE.

Du moment que ma bonne volonté vous contrarie, votre présence ici m’étonne !

CHARLES.

Je ne viens que pour remplir mes engagements.

GABRIELLE.

Lesquels ?

CHARLES.

Sauver votre réputation... Nous sommes au village, environnés d’un peuple de commères... Au moment où je frappais à cette porte, le haut de l’escalier était rempli de rires étouffés et de chuchotements : une nichée de servantes s’y était perchée pour voir le marié entrer chez la mariée ; jusqu’à votre bon oncle et votre excellente tante qui se dissimulaient derrière une tapisserie et sanglotaient de bonheur... Si j’étais allé directement à ma chambre, quel scandale !... J’ai donc pris la liberté de traverser celle-ci. Désormais, quoi qu’il arrive, votre honneur est sauf !...

GABRIELLE, l’observant.

Tout est prévu !... Si demain, par malheur, je me réveillais veuve, mon enfant aurait un père ?

CHARLES, froidement.

C’est cela même !

GABRIELLE, hautaine et ironique.

Je vous sais un gré infini, monsieur, de ces délicatesses !... Je suis pourtant fort aise de vous apprendre qu’elles ne riment à rien... Vous avez adopté, avec quelle candeur ! une fable absurde... Séduite... abandonnée, moi ? Autant de mots, autant de mensonges !

Mouvement de Charles.

Ah ! ne vous mettez pas en joie. Il n’y a pas dans mes paroles l’ombre d’une satisfaction à glaner. Tout bonnement je suis une fille à l’imagination dépravée, qui, depuis longtemps, souhaite une existence de liberté folle avec un protecteur responsable. Trouver un mari débonnaire et pourtant capable de se battre... le rêve !... Vous étiez tout indiqué !... Et déjà, quel étrange plaisir pour une affolée de ma sorte, de dire au fiancé qui la menait à l’autel comme on marche à une apothéose :

Montrant Charles avec un geste outrageant.

Voici, pour la vie, l’être docile et complaisant qui allumera les jalousies et couvrira les imprudences !

CHARLES, très calme, après un long regard.

Votre insulte m’est indifférente... C’est une autre. femme que j’aimais. Malgré la flétrissure que vous simuliez, l’idéal d’ici-bas me souriait encore sur vos lèvres. Je gardais de vous une idée très haute... Mon cœur inventait mille moyens d’excuser votre chute !... J’offrais ma vie avec un entrain presque joyeux !... Votre amour me portait, comme un souffle très doux et très puissant, jusqu’à la minute suprême... En esprit, j’assistais à votre deuil... Je vous voyais éternellement fidèle, entourant mon souvenir d’un culte. enthousiaste... Trop glorieuse pour pleurer !... Oui, j’attendais cela, tandis que vous trouviez, – et vous vous en vantez !... – un délicieux passe-temps à raffiner d’une angoisse inutile la sombre agonie où je me débattais... Où sont les illusions qui éclairaient mon calvaire ?... J’entre, sans une parole amie, dans la nuit morne !... Demain vous serez veuve !...

Il sort par la porte qui mène à sa chambre.

GABRIELLE l’a écouté avec une raideur ironique. Elle le voit partir sans manifester aucun attendrissement. À peine seule, elle se précipite à sa suite, ivre d’enthousiasme et d’orgueil.

Ah !... Mon cher mari !... Mon maître !... Oui ! c’est à toi de m’avoir pour esclave !... Pardonne-moi !...

Elle veut passer chez lui ; la porte résiste.

Fermée !

Éperdue, elle appelle.

Emma !... Emma !...

 

 

Scène VI

 

GABRIELLE, EMMA

 

Emma paraît à la porte de droite.

EMMA.

Quelle tempête !...

GABRIELLE, courant à Emma d’un air égaré.

Pourquoi n’es-tu pas près de lui ? Que m’avais-tu promis ?

EMMA.

Je le défie bien de se faire du mal... Une fois chez lui, je n’ai pas perdu mon temps... Plus de cartouches dans le revolver... je les ai jetées dans le jardin. Tout ce qui pouvait offrir quelque danger a pris la même route.

GABRIELLE.

Tu ne devais pas le perdre de vue...

EMMA.

J’ai réfléchi ! Avec ta méfiante cervelle, il faut prévoir les objections. Te voilà ce soir transportée d’admiration, mais demain tu es capable de dire : « Bah ! son sang-froid ne lui coûtait guère ; l’intervention d’Emma n’a pas dû l’étonner beaucoup. » En ce moment, Charles est seul ; il s’imprime sur la tempe un petit rond glacé et presse la détente...

GABRIELLE, la faisant taire.

Mon cœur se serre, rien que d’y penser ! Quel rêve horrible !

EMMA.

Oui, mais quelle sérénité pour toi, lorsque nous aurons vu comment il supporte ce quart d’heure !

GABRIELLE, vivement.

Écoute !... On vient d’ouvrir une porte ! S’il allait sortir !... La rivière passe au bout du parc...

EMMA.

Je l’ai enfermé à double tour sur le vestibule ; il ne quittera donc sa chambre que par ici !

GABRIELLE.

Malgré tout, j’ai le sentiment d’un malheur !... Je te dis qu’il est résolu à en finir !... Peux-tu me jurer qu’il n’a pas de poison sur lui ?... On ne sait pas !... Et les cordons de rideaux !... Et bien d’autres moyens de se détruire, auxquels nous ne pensons pas, mais que son désespoir lui a déjà montrés !...

EMMA.

Tu crois ?...

GABRIELLE.

Je crois !... Et tu joues la vie d’un homme avec cette légèreté !... S’il mourait ?...

EMMA.

Oh ! ne dis pas cela !

GABRIELLE.

Je n’en puis plus ! Je vais crier... appeler...

Charles paraît.

 

 

Scène VII

 

GABRIELLE, EMMA, CHARLES

 

Charles sur la porte, dans une posture humble et lamentable, Gabrielle fait un mouvement pour s’élancer vers lui. Emma la retient.

CHARLES, à Gabrielle.

Votre mépris était juste !... Je suis le dernier des hommes !... De grandes pensées... un orgueil immense... et, le moment venu, je n’ose pas !

Gabrielle tombe en sanglotant dans les bras d’Emma.

EMMA, à Charles, montrant Gabrielle.

Épargnez-la... Nous comprenons...

CHARLES.

Comprenez aussi le sentiment qui m’amène... À défaut d’autre courage, j’ai celui de confesser ma lâcheté !... Du courage !... Il en faut, je vous assure, pour supporter cette honte !... Je voulais fuir... Venir m’humilier comme je le fais... du moins, cela me relève à mes propres yeux... Et maintenant on n’entendra plus parler de moi... J’irai... je ne sais où... De main matin je m’éloignerai... Dites-le lui...

GABRIELLE, dans un accablement douloureux.

N’avez-vous pas entendu ?... Épargnez-moi... Je souffre !...

Elle tombe sur un siège et pleure.

CHARLES.

Gabrielle, si vous m’aviez aimé, j’aurais eu la force !...

Il rentre dans sa chambre sur un signe d’Emma.

 

 

Scène VIII

 

GABRIELLE, EMMA

 

GABRIELLE.

Mon héros majestueux, quelle rentrée piteuse !... Qui me débarrassera de lui ?... Misérable poltron !...

EMMA.

Il dit : Si vous m’aviez aimé, j’aurais eu la force !...

GABRIELLE.

Tu crois encore à ses bravades ?...

EMMA.

Il s’offrait en holocauste avec une ardente abnégation, et tu le reçois avec un ricanement !... Il planait très haut, on lui brise les ailes, et on s’étonne qu’il ne prenne pas sur-le-champ un nouvel essor !... Il a peur de mourir quand il est seul, enfermé dans sa chambre, mais je parie que devant témoins et surtout devant celle qu’il aime, il braverait tout !

GABRIELLE, rêveuse.

Voilà peut-être un moyen de le racheter...

EMMA.

Tu ne vas pourtant pas lui proposer de se brûler la cervelle sous tes yeux !

GABRIELLE.

Non !... Mais je lui dirai ceci : Charles, il m’est impossible de vivre avec vous, il m’est également odieux de vous renvoyer, car votre déshonneur entraîne le mien. Une suprême ressource nous reste : Mourir ensemble !

EMMA.

Ce dont tu n’as guère envie !

GABRIELLE.

Pauvre imbécile qui tremble devant un pistolet vide !... N’importe ! Quand il s’agit de lui, le ridicule ne m’atteint plus !... Je le supplie de mourir avec moi !... je l’encourage !... je l’enflamme !... Ah ! je trouverai bien des mots qui lui rendront du cœur !... S’il presse la détente sans sourciller, eh bien ! je me déclare satisfaite... Dis tout ce que tu voudras... je l’aime !...

EMMA.

Je ne dis plus rien.

GABRIELLE.

Tu m’approuves, n’est-ce pas ?

EMMA.

Bien sûr !... Bonsoir...

GABRIELLE.

Tu m’abandonnes ?

EMMA.

J’ai traversé quelques crises dans ma vie et sais que les histoires où l’on est deux à s’aimer finissent toujours aimablement ! Bonsoir !...

Elle sort par la droite.

 

 

Scène IX

 

GABRIELLE, seule

 

Elle va pour sortir à gauche et s’arrête.

Ah non !... pas tout de suite !... Je tremble comme une feuille !...

Quittant la porte et allant à la fenêtre qu’elle ouvre au large. Après avoir longuement regardé le parc.

Où est la gamine qui jouait sous ces arbres ?... Lorsqu’elle ramassait un petit oiseau tombé du nid, comme elle avait pitié !... Triste cœur !... Que gagne t-il à tant s’agiter ?...

Elle reste les yeux fixés sur la campagne.

 

 

Scène X

 

GABRIELLE, CHARLES

 

Charles entre brusquement et surprend Gabrielle.

CHARLES.

Gabrielle, cette fois, je ne viens plus m’humilier... Devant toute autre personne, j’oserais à peine élever la voix, mais avec vous, je me sens sur un pied d’égalité parfaite ! Il y a plusieurs façons d’être lâche ! L’arme, dont j’ai eu peur, les cartouches en avaient été enlevées. Ce n’était pas à la mort que vous me laissiez aller, mais à l’affront mortel d’un suicide raté d’avance... J’ai tenu à ne pas quitter cette maison sans vous le dire en face : me mêler comme vous l’avez fait à une bouffonnerie sinistre au moment où mon angoisse dépassait toute mesure : c’est méprisable !...

GABRIELLE.

Moi me moquer !... J’en ai si peu envie, j’ai tellement compris votre indicible sentiment d’abandon sur le seuil de la solitude éternelle, que mon ambition était de désirer une fois la même chose que vous... une chose désespérée, puisque nous ne sommes pas faits pour un même bonheur !... Je viens de le dire à Emma Mon cœur voudrait crier à Charles : Mourons ensemble !

CHARLES, froidement.

J’accepte !... La personne charitable qui vous a servi de complice n’a pas prévu que j’avais sur moi toute une boîte de cartouches.

Il charge ostensiblement son arme.

Mon revolver, maintenant, sur quelque front qu’il se pose, ne le manquera pas... Êtes-vous toujours prête à mourir avec moi ?

GABRIELLE, les mains jointes.

Charles !...

CHARLES, ironique.

Mourir à deux paraît moins indispensable depuis qu’il y a du danger ?...

GABRIELLE.

Charles, croyez-moi, c’est...

CHARLES.

Un nouveau mensonge ajouté à mille autres.

GABRIELLE, pleurant.

C’était pour vous sauver... et avec vous moi même !... Quand vous comprendrez...

CHARLES.

Votre conduite n’est que trop claire !... Vous me traitez comme un lâche dont on peut bafouer les sentiments et les transes... Je ne suis pas si lâche que cela. Ce qui m’a fait reculer, c’est une appréhension nerveuse, une horreur toute physique, l’insurmontable répulsion qui me reste d’avoir été, il n’y a pas longtemps, en contact direct avec la mort... Pour tant, je la regarde en face... Et tenez... peu à peu... je sens monter en moi l’énergie suffisante pour m’a battre à vos pieds !...

GABRIELLE.

Oh ! Charles, que je suis malheureuse !... À devenir folle !... Mais je vous appartiens !... je vous aimais heureux et riche ; je vous aime, misérable, héroïque de cœur et irrésolu !... Il ne tenait qu’à vous de m’accepter dès le premier jour... C’est en m’opposant une délicatesse exagérée que vous m’obligiez à prendre des détours... Mentir ainsi, n’est-ce pas un signe de tendresse ?... Je vous ai traité avec une cruauté inouïe, mais les femmes savent aimer en raison de ce qu’on souffre par elles, et ce n’est pas seulement chez les enfants que la faiblesse nous attire !... Mon pauvre Charles, je vous aime infiniment !...

CHARLES.

Et moi ! Que je vous aimais ! Ma passion n’a plus connu que vous ! Parti pour le martyre, j’ai voulu du bonheur, mais en ce moment, il me semble... j’espère... que je redeviens libre !... À quoi m’attacher parmi les contradictions dont vous m’entourez ? Combien de comédies depuis ce jour où vous m’avez fait venir affamé et vaincu !... Et ce soir, en une heure, quelle variété d’attitudes !... Mariée rougissante, mégère impitoyable, désespérée prête au suicide !... Maintenant l’amoureuse renaît ! Que je lui ouvre mes bras, une nouvelle incarnation va surgir... un monstre qui me navrera le cœur !

GABRIELLE.

Que vous lui ouvriez les bras, elle s’y jettera heureuse de trouver enfin son refuge !... Ô Charles ! je vous ai tant appelé, tant cherché, sans jamais me heurter qu’à des inconnus dont le visage pareil au vôtre faisait battre mon cœur, et qui s’envolaient en fumée lorsque j’accourais toute confiante. De déceptions en déceptions, j’ai persévéré, et si je n’étais pas toujours semblable à moi-même, est-ce un crime, lorsqu’il s’agissait d’atteindre un homme si variable ?...

CHARLES, se parlant à lui-même.

Deux pauvres âmes condamnées à ne pas échanger une parole sincère !

GABRIELLE.

Nous étions sincères !... il y a un instinct qui force les amants à s’embellir... Innocemment ils se jouent l’un à l’autre la comédie de leur idéal !...

CHARLES, avec amertume.

Tout dans les mots et les poses !...

GABRIELLE.

On tâche de mettre en lumière ses perfections.

CHARLES.

Et avec un peu de mauvaise chance, on fait le contraire. J’apparais orgueilleux et indécis !...

GABRIELLE.

Moi fantasque et cruelle !...

CHARLES, amèrement.

Que d’idéal entre nous !...

GABRIELLE.

Trop pour nos moyens !

CHARLES.

Là est peut-être la fausseté !

GABRIELLE va s’accouder à la fenêtre et sanglote.

Oui, vous avez raison, pauvres âmes !... Ainsi toute confiance, toute union impossible ! Notre amour ! Ah ! ouiche !... Du rouge, du bleu, des costumes, des tréteaux, des mots fabriqués plus grands que nature... Un vaudeville avec l’idéal pour souffleur !... Pourtant, ce qui me brise le cœur, c’est bien réel !...

Elle se retourne et voit Charles qui pleure aussi la tête baissée.

Et vous ?... Est-ce aussi du convenu, de l’artificiel, qui vous rend si triste ?... N’y a-t-il pas une source commune à nos larmes ?...

Elle se jette à son cou et le serre contre sa poitrine.

Tout simplement, je suis une femme qui trouve une grande douceur à vous tenir ainsi. Et si je n’étais pas un peu compliquée, Charles, je ne serais pas une femme que vous puissiez aimer.

CHARLES l’embrasse longuement, puis étudie son visage.

Tu m’adores follement !... Assez pour oublier ?

GABRIELLE, se serrant contre lui.

Je suis à toi... mon premier, mon dernier maître !

CHARLES, approchant son visage du sien.

Mets tes yeux contre les miens ! Que je sois seul à m’y refléter...

GABRIELLE.

Tu n’y rencontreras plus de mensonges !...

CHARLES, l’observant avec plus d’insistance.

Enfin ! je m’y vois en héros, tel que tu m’as rêvé et poursuivi !

GABRIELLE, souriant.

Un miroir pareil n’est-il pas précieux ?

CHARLES.

Il y a une heure, ma figure y était lamentable... Dans une heure qu’y sera-t-elle ? À présent j’y triomphe !... Cher et capricieux miroir !...

GABRIELLE.

Regarde bien !...

Il la regarde avec angoisse.

Surtout n’aie pas la tentation de le briser sur ta belle image, comme on brise le verre où a bu le Roi !...

CHARLES.

Non ! pas le miroir ! Qu’il conserve ma belle image !

Il porte rapidement le revolver à son cœur et tire. Gabrielle s’arrache de lui avec un cri de terreur. Il tombe la face contre terre.

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